« Je prends de l’âge. » À 64 ans, Baganda Sakho hume l’urgence du temps. Et veut témoigner autant que possible de son expérience singulière. Celle d’un « migrant » – comme on le qualifierait aujourd’hui – revenu dans son pays, le Sénégal, quand toute sa communauté l’enjoignait de rester en France. De cette aventure longue de dix-sept ans dans l’Hexagone et de plusieurs décennies en Afrique, Baganda Sakho a tiré un livre au titre volontairement polémique, L’émigration n’est pas la solution (Éditions Grad/Soxaana Fedde).
L’ancien jeune homme, parti en janvier 1974 avec l’objectif assez futile, de son propre aveu aujourd’hui, de « gagner assez d’argent pour [s]’acheter une moto », est devenu conseiller régional et maire d’une petite commune au centre du Sénégal. L’édile ne fait aucun mystère du bénéfice qu’il a tiré de sa rude expérience d’émigré : « Je dois tout à l’émigration. J’ai beaucoup appris et sans cela, je ne serais sans doute pas là où j’en suis aujourd’hui. »
Émigration d’hier et d’aujourd’hui
Comment, dans ces conditions, faire entendre auprès des jeunes Africains d’aujourd’hui un discours prônant le fait de rester au pays ? « Ce qui se passe aujourd’hui est très différent de ce qu’était l’émigration dans les années 1970 », se justifie ce descendant du peuple Soninké. Pour rallier Paris clandestinement, Baganda Sakho a pris l’avion : Bamako-Tripoli, Tripoli-Tunis, Tunis-Rome et Rome-Bruxelles. À l’époque, les visas entre le Sénégal et l’Italie ou la Belgique n’existent pas. De Bruxelles, c’est un taxi qui amènera le jeune homme à Paris.
« Aujourd’hui, les jeunes meurent sur ce chemin de l’émigration. 300 d’entre eux originaires de mon département, Goudiri, sont déjà morts au cours de leur voyage. » La ville du même nom, chef-lieu du département d’où est originaire Baganda Sakho, ne compte que 5 000 habitants… À l’évocation d’un jeune de son village disparu qu’il retrouvera à Dakar, le corps marqué des supplices infligés dans les geôles de Tripoli où les migrants sont rançonnés, Baganda Sakho marque un profond silence et change de sujet. « On n’a plus de mains solides pour travailler la terre ou mener des projets !, s’exclame le maire. Et ces mains, ce sont tous ces jeunes qui tentent de partir, au péril de leur vie. »
Un autre destin
En France, Baganda Sakho abandonne immédiatement la serpillière qu’on lui confie dans son tout premier job pour devenir magasinier dans une parfumerie. Très vite, il veut apprendre un métier valorisant et devient artisan plombier. De son foyer de région parisienne, où « on vivait entre nous, dans des conditions très difficiles, sans jamais côtoyer de Français autrement que dans la rue ou à l’usine », il noue des contacts avec des étudiants sénégalais et d’autres migrants militants qui veulent faire changer le regard porté sur l’Afrique. L’idée de « revenir au pays pour contribuer au développement de [leurs] villages d’origine » mûrit ; avec 13 compatriotes du même village, Baganda Sakho retourne chez lui en janvier 1987.
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L’accueil est pour le moins mitigé : « Ma mère n’a pas du tout compris. Elle m’a dit ‘‘tu as fui le froid !’’ » Car ce sont les mères qui, le plus souvent, encouragent leurs enfants à l’émigration, « en vendant bijoux, chèvres et moutons ». L’entourage des autres émigrants sur le retour n’est guère plus chaleureux. Il faut dire que les précieux mandats, qui permettent souvent de faire vivre la famille, n’arrivent plus. Sur les 14 villageois revenus, 11 repartiront en France dans les deux années suivant leur retour.
Eau, santé, éducation
Baganda Sakho et ceux de ses amis qui choisiront de rester ont des projets plein la tête. Et sont bien décidés à se retrousser les manches, dans une région où tout est à faire : « À l’époque, dans toute la zone, il n’y avait pas un puits bétonné, il n’y avait rien. Il fallait faire 25 km sur des pistes défoncées pour un pansement… Avec notre association paysanne, on a beaucoup travaillé sur l’hydraulique. On a mis en place des potagers dans un endroit où la culture des légumes était inexistante, mais aussi des cases de santé dans les villages, qui sont pour la plupart devenues des postes de santé. »
L’éducation n’est pas en reste : « Il y avait quatre écoles dans la région, contre une quarantaine aujourd’hui. » Avec le développement du microcrédit, c’est également l’économie locale qui prend son essor. Mais de l’aveu même de celui qui est redevenu paysan, « beaucoup reste à faire. »
La route du progrès
D’autant que les jeunes de 2018 ont peu à voir avec ceux de 1970. « Le progrès, il n’y en a jamais assez », remarque Baganda Sakho. « Les jeunes d’aujourd’hui vont se plaindre de la poussière sur une piste bien plate qui permet de relier deux villages en quinze minutes de voiture, contre quatre heures quand j'étais jeune. Eux voudraient un beau ruban d’asphalte… »
Génération WhatsApp
Quand les liens entre deux proches pouvaient être espacés de deux mois auparavant, « Maintenant c’est WhatsApp, ‘‘Salut ça va t’as passé une bonne nuit ?’’ », rigole Baganda Sakho, conscient de l’opportunité qu’il y a à tirer d’une jeunesse exigeante et connectée au monde. « Chaque génération veut mieux que la précédente, il faut encore et toujours progresser. Car chaque progrès symbolise la levée d’une injustice. »
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