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Tunisie, vue d'immeubles
L’Agence française de développement (AFD) vient de cofinancer une étude sur les sociétés civiles au Maghreb. Martin Péricard (éducation), Sarah Botton (recherche) et Mathieu Vasseur (Afrique) décryptent la manière dont l’AFD accompagne les organisations de la société civile locales dans les défis liés aux transitions en cours.

Pourquoi avoir choisi, avec cette étude, de porter votre attention sur le Maghreb ?

Martin Péricard (chef de projet Éducation, formation et sociétés civiles à l'AFD) – L’AFD a pour mandat premier d’accompagner le développement des sociétés civiles des pays émergents, en cofinançant des projets portés par des organisations de la société civile (OSC) française. C’est particulièrement vrai en Méditerranée et au Maghreb où nous soutenons de nombreuses initiatives sur la jeunesse et la citoyenneté, l’éducation et la formation professionnelle, l’économie sociale et solidaire ou encore le genre, la santé, le handicap, etc.

L’AFD possède, sur ces problématiques et globalement sur les enjeux du développement, une capacité à produire des connaissances scientifiques à partir de l’analyse du terrain, en lien avec des chercheurs locaux. Cette démarche contribue à faire d’elle une agence « plateforme du développement » et permet une meilleure prise en compte des défis et des enjeux liés aux transitions en cours. C'est dans ce contexte que s'inscrit le financement de cette étude. Nos partenaires dans le champ associatif, et l’ensemble de nos parties prenantes, sont particulièrement intéressés par ce type d’analyse qu’ils peuvent croiser, dans une logique de complémentarité, avec leurs propres études de terrain.

Mathieu Vasseur (directeur adjoint du département Afrique à l'AFD) – Rappelons également que ce travail est le fruit d’une démarche partenariale entre nos équipes de la recherche, des opérations en Afrique et des partenariats avec la société civile. Nos partenaires sont la Caisse des dépôts et consignations, qui a cofinancé cette recherche avec nous, et l’université d’Aix-Marseille.

Dans nos positions respectives, il nous semblait essentiel de mieux appréhender les sociétés civiles du Maghreb et leur rôle dans ces pays parce qu’ils sont engagés dans des transitions profondes et qu’ils sont au cœur de l’action du groupe compte tenu des liens uniques qui les relient à la France et des défis communs que nous partageons avec eux.

C’est pour cette raison que nous avons décidé de lancer ce projet conjoint ayant vocation à améliorer notre connaissance de ces sociétés et à éclairer notre action opérationnelle future d’appui aux sociétés civiles mais aussi aux politiques publiques avec lesquelles leur action s’articule.

Quels constats tirez-vous de l’étude des sociétés civiles du Maroc, de la Tunisie et de l’Algérie ?

Sarah Botton (chargée de recherche à l'AFD) – Le constat principal que nous pouvons tirer est que, dans ces trois pays, la société civile est marquée par de profondes mutations.

Au Maroc, nous sommes en présence d’un tissu associatif ancien et structuré avec des acteurs de la coopération internationale nombreux et divers. Le Maroc se distingue par l’existence d’un modèle politique fondé sur le multipartisme et la liberté d’association. C’est pourquoi la réforme de la loi sur les associations de 1958, proposée après les manifestations de février 2011, a provoqué des conflits. Le dialogue institué par les autorités a généré une fracture au sein d’une société civile plurielle, très active, mais pour partie financée par l’État.

En Tunisie, les printemps arabes de 2011 ont mis en exergue une rupture générationnelle très forte. Depuis, l’investissement massif dans des programmes d’appui à la démocratisation de la vie politique a donné lieu à l’émergence d’une myriade de projets consacrés à la socialisation des jeunes, à l’éducation citoyenne ou à la démocratisation du système politique.
 
En Algérie, les événements de ces derniers mois ont prouvé la vitalité de la société civile. L’étude nous montre également que, même durant la « décennie noire », la société civile algérienne n’a cessé d'agir – y compris sur des thématiques sensibles comme la lutte contre le sida et le droit des LGBTI. Pour autant, l’existence de la société civile algérienne reste encore aujourd’hui très encadrée et est soumise au contrôle des pouvoirs publics. Mais des dynamiques sont à l’œuvre pour favoriser la professionnalisation des acteurs et la mise en avant de nouveaux projets.

Pensez-vous que certaines évolutions observées éclairent d’autres processus d’évolution des sociétés civiles ?

Martin Péricard – Les initiatives portées par la société civile nourrissent en permanence la réflexion des acteurs de la coopération internationale et les expériences menées dans le secteur associatif préfigurent bien souvent les politiques publiques. À la condition, toutefois, que les bailleurs de fonds accompagnent ces initiatives dans la durée. C’est pourquoi nous devons parvenir à pérenniser nos engagements afin d’accompagner au mieux le renforcement des capacités des sociétés civiles avec lesquelles nous travaillons.

Sarah Botton – Tout le mérite de cette étude est de confirmer la formidable inventivité de la société civile au Maghreb : les populations et les collectifs portent des « trouvailles » dans tous les domaines (sociaux, éducatifs, environnementaux, etc.) qui, dans de nombreux cas, suppléent aux déficiences des pouvoirs publics. C’est pourquoi il faut, à un niveau plus global, leur donner la capacité de gagner en autonomie, notamment par le développement de modèles hybrides (associatif-entreprenariat par exemple) ou en encourageant la création de nouvelles dynamiques à l’échelon des territoires locaux.

Quelles conclusions tirez-vous au regard de la dégradation de l’environnement de la société civile constatée dans de nombreux pays ?

Martin Péricard – La question de l’expression des sociétés civiles dans l’espace public se pose aussi bien au Maghreb qu’au Liban, en Irak, au Soudan, en Égypte, au Chili, à Hong Kong ou… en France. On retrouve, en toile de fond, l’enjeu d’une amélioration du dialogue avec la société civile du côté des États comme des acteurs de la coopération internationale. Cela pose également question sur le degré de maturité des sociétés civiles : au-delà du désir de changement, qui rassemble tout le monde, quelle vision fédératrice est proposée pour la société ? Comment la société civile s’y inscrit, et sur la base de quels projets porteurs d’innovations et de solutions pour les populations ?

Est-il envisagé de poursuivre ce travail ?

Mathieu Vasseur – Dans un premier temps, il faut valoriser cette initiative. Des restitutions des résultats de l’étude sont prévues en France et sur le terrain, auprès des parties prenantes intéressées. Un livre tiré de cette recherche est également programmé dans les prochains mois.

Ce qui était intéressant aussi, c’est l’inscription de cette étude dans un projet de recherche et d’enseignement plus global. L’université d’Aix-Marseille réfléchit à la création d’une chaire consacrée aux sociétés civiles et aux transitions en Méditerranée, qui aborderait les enjeux du climat, de l’aménagement, de l’urbanisme, etc. C’est un prolongement intéressant et une poursuite de la collaboration est explorée dans ce cadre.

Poursuivre une analyse plus fine des mutations qui traversent les sociétés civiles du Maghreb est un objectif auquel il nous faut également réfléchir. Nous nous focaliserons plus particulièrement dans notre analyse et notre action sur les innovations économiques et sociales qui émergent dans tous ces pays car elles sont nombreuses, porteuses d’espoir et inspirantes pour ces pays mais aussi pour le nôtre. Notre action s’inscrit en cela dans la dynamique du Sommet des deux rives organisé en juin dernier à Marseille, qui vise à favoriser les liens entre sociétés civiles de part et d’autre de la Méditerranée.