Turquie : à la fabrique de l’égalité femmes-hommes

Il suffit de faire un tour sur la chaîne de production pour se rendre compte de la différence. Entre les bouteilles de lait et les yaourts aromatisés, des femmes conduisent des engins, portent des palettes ou contrôlent sur écran le bon déroulement des opérations. Dans l’entreprise Eker Süt, filiale turque du groupe Andros spécialisée en produits laitiers, du travail de bureau à celui sur la chaîne de production, les femmes font tout, comme les hommes.
Un pari qui n’était pas gagné d’avance. Culturellement, la société turque n’est pas des plus ouvertes au travail féminin. Mais les ressources humaines d’Eker Süt ont débloqué la situation. Avec le soutien de la banque de développement turque TSKB et le financement de l’AFD, les ressources humaines de la société basée à Bursa ont lancé des ateliers de sensibilisation à l’égalité femmes-hommes, suivis par tous les membres de l’usine. Des femmes siègent désormais au conseil de discipline et les salariées sont encouragées à se présenter lors des élections du personnel. Une salle d’allaitement est aussi réservée aux femmes qui ont un nourrisson.
« Désormais, nos offres d’embauche sont aussi non genrées, explique Ahmet Aydin Akyol, le directeur des ressources humaines. Par exemple, nous n’écrivons plus que nous recherchons un homme pour effectuer tel travail mais une personne. Nous considérons qu'il n'y a aucun métier qui ne puisse être fait par une femme. »
À peine un an après le démarrage du programme, 118 femmes travaillent dans l’usine, contre 78 précédemment, sur un total de 1 500 salariés. « Et notre vision a changé, estime Ahmet Aydin Akyol. Nous avions commencé à réfléchir à tout ça mais c'est l'aide de ce financement qui nous a permis de mettre nos idées en pratique. » Une réussite pour les partenaires du projet : « En tant que femme et Turque, je suis fière d’être chargée de ce projet, apprécie Derya Özbudak Başdelioğlu, de la TSKB. D’autant plus que nous sommes impressionnés par leurs résultats. »
« On a appris à ne pas faire de distinction entre les femmes et les hommes. »
Mustafa Gülmez, chef de production à l’usine Eker Süt de Bursa.
La salle d’allaitement aménagée au sein des locaux d’Eker Süt offre un espace calme et sécurisé aux femmes qui viennent de donner naissance à leur enfant. Grâce à cet espace, elles sont en capacité de retourner sur le marché du travail tout en assumant leur maternité dans de bonnes conditions.
C’est une petite salle flambant neuve, un peu à l’écart de la chaîne de production. Calme, tamisée, elle permet aux femmes qui le souhaitent de s’asseoir quelques minutes. Un endroit salvateur pour ces toutes jeunes mères, car pour retourner sur le marché du travail tout en continuant à allaiter, elles doivent pouvoir tirer leur lait. En l’absence de salle adaptée, beaucoup de femmes y renoncent et abandonnent l’idée de reprendre un emploi tant que l’enfant n’est pas sevré.
« Dès l’ouverture de cette salle, nous avons communiqué auprès de nos employées qui savent désormais qu'il existe un tel endroit au sein de l'entreprise et qu'elles peuvent en bénéficier, explique Hatice Özdemir-Cakir, assistante au pôle des ressources humaines. Notre salle d'allaitement est en fonction depuis mars 2018 et trois de nos employées en bénéficient actuellement. Mais nous avons de nombreuses employées en congé maternité en ce moment qui pourront en profiter dès leur retour. »
Hatice Özdemir-Cakir aurait pu bénéficier elle-même de cet aménagement, obligatoire en Turquie, mais très peu mis en œuvre dans les faits : « J'ai une fille, âgée de six ans et demi, mais elle n'avait que cinq mois quand j'ai repris le travail. J'étais dans une autre entreprise à l'époque et j'ai eu beaucoup de mal pour prélever mon lait et le stocker convenablement, confie-t-elle. Le fait qu'un endroit comme ça existe, c'est un gage pour moi. Je sais que, si j'ai un deuxième enfant, je pourrai bénéficier de cette salle et de tous ses avantages. »
Être exemplaire dans le traitement des inégalités femmes-hommes mène à des réflexions dans d’autres champs des inégalités. « En analysant notre façon de voir les inégalités de genre, nous avons aussi commencé à nous interroger sur la gestion du handicap », confirme Ahmet Aydin Akyol, le directeur des ressources humaines chez Eker Süt.
Trois jeunes personnes autistes ont ainsi été embauchées, avec un emploi du temps aménagé. « Elles travaillent le matin et font des activités l’après-midi, en partenariat avec la mairie, comme du cheval, des promenades dans le centre-ville », explique Ahmet Aydin Akyol. Des employés sont également dédiés à leur accompagnement. Une manière de tranquilliser leur famille, qui parfois les voit s’éloigner du cocon familial d’un œil inquiet.
Pour accueillir ces nouveaux employés, l’entreprise a entièrement repensé sa gestion de l’espace. Une aire spéciale est réservée aux salariés autistes, qui disposent d’une salle de repos à côté de leur salle de travail. Et la signalétique a été adaptée partout dans l’usine. Des autocollants ont par exemple été posés dans les couloirs pour indiquer le sens de la marche ; un signe de main a été collé sur les portes. « Cela leur permet de se repérer et de savoir quel comportement adapter avec le mobilier du quotidien », détaille Ahmet Aydin Akyol.
L’AFD et la TSKB sont toutes les deux membres d'IDFC (International Development Finance Club), le club des 24 plus grosses banques de développement dans le monde. Fondé en 2011, IDFC – présidé depuis octobre 2017 par Rémy Rioux, le directeur général de l’AFD – met en œuvre les Objectifs de développement durable (ODD) et l’agenda de l'Accord de Paris sur le climat. Ses membres s'unissent et se coordonnent pour constituer une plate-forme destinée à promouvoir et à mobiliser les investissements solidaires de développement au niveau international.
Concrètement, l’AFD a mis 70 millions d’euros à la disposition de la TSKB pour qu’elle mette sur pied des actions d’égalité femmes-hommes en Turquie. La banque turque s’est chargée de trouver les bons candidats, dont Eker Süt. L’entreprise agro-alimentaire bénéficie d’un prêt sur quatre ans de 3,35 millions d’euros qui arrivera à échéance fin 2021.
Parallèlement au projet turc, la TSKB s’est intéressée aux pratiques internes des membres d’IDFC. La banque stambouliote mène donc une étude visant à identifier les stratégies et performances des membres d’IDFC en termes d’emplois et de pratiques internes favorables aux femmes (gestion RH, promotion, environnement de travail, question du harcèlement).
La société Eker Süt souhaite poursuivre sa politique d’ouverture vers l’égalité femmes-hommes. « Ces 50 % d'effectifs féminins en plus en un an, ce n'est qu'un début. Nous prévoyons d'augmenter ce chiffre : quand nous aurons à recruter de nouveaux employés suite à des départs ou à un investissement, nous recruterons en majorité des femmes », promet Ahmet Aydin Akyol. Son nouveau projet ? Ouvrir une crèche. « Avec le nombre de nos employées qui augmente, sourit le manager, ce genre de besoin apparaît. » Tout naturellement.
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