Cette année, c’est l’auteur sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, 28 ans, qui a été distingué par le jury dans la catégorie francophone. Son roman, Silence du chœur, met en scène l’arrivée de 72 hommes, des migrants africains, dans un village de Sicile. Ceux qui les accueillent au sein d’une association, ceux qui les rejettent, et eux, ces hommes, comme suspendus entre deux temps… Un très beau roman polyphonique sur un phénomène qui nous concerne tous.
Quel est ce « chœur » que le titre du livre évoque ?
C’est d’abord un mot qui renvoie au vocabulaire du théâtre antique. Car ce qui se passe dans ce village-là a des airs de pièce de théâtre, une pièce plutôt tragique. Mais derrière ce chœur, il y a aussi l’idée de voix multiples qui s’expriment. Très souvent, on essaie de donner la parole aux migrants, en oubliant leur diversité, en oubliant qu’il y a aussi des gens qui les accueillent, et d’autres qui s’opposent à eux. Je suis quant à moi convaincu que ce que disent ou ressentent tous ceux qui sont impliqués dans cette situation qu’est le drame migratoire possède une part de vérité. Et il me semble que l’on n’a aucune chance de comprendre et encore moins de sortir de cette situation si l’on n’entend pas toutes ces voix, si l’on ne donne pas la parole à tout le monde... Ce chœur, c’est tout ça, toutes ces voix qui s’expriment, ainsi que la voix de la terre qui accueille. Elles forment une humanité qu’il faut essayer d’entendre.
Qu’est-ce que la fiction peut apporter à la compréhension d’un phénomène si actuel ?
C’est précisément parce que c’est très actuel que la fiction peut apporter beaucoup ! La rumeur d’une actualité finit parfois par devenir lassante. À force d’en entendre parler, de voir des images, on finit par plonger dans une sorte d’indifférence… De son côté, la fiction donne du temps, donne une respiration plus lente, plus longue. Le roman a le privilège du temps, de la profondeur, du silence.
Et un roman, c’est aussi des personnages auxquels s’identifier. Quand elle est amenée par une histoire, l’identification permet une émotion plus forte, plus vraie peut-être. La grande force du roman, c’est ça ! C’est une illusion, certes, mais qui est créatrice d’émotions vraies.
Il faut aussi se souvenir que les grands textes anciens ont déjà, à leur époque, traité de ce phénomène qu’est la migration. Ce n’est pas un problème spécifiquement contemporain. Dans le parcours d’Énée, chez Virgile, qui part de Troie alors qu’elle est détruite, qui traverse les océans, fait naufrage, il y a des échos certains avec la réalité d’aujourd’hui.
Le roman pointe bien ce temps d’attente que vivent les migrants après leur arrivée dans un pays de destination…
C’est effectivement un livre sur l’attente, voire sur l’ennui, avec ce que ça peut avoir de tragique. Ces jeunes qui arrivent là ont souvent vécu des aventures, des histoires incroyables, dangereuses, souvent terribles et folles… Une fois accueillis, ils vivent l’inverse : leur énergie s’éteint d’un coup et ils attendent. Cette attente finit par créer du ressentiment, de la colère, des incompréhensions. On se retrouve alors dans une situation paradoxale : ce qu’ils espéraient, c’est-à-dire arriver, devient finalement le début d’une autre forme de tragédie qui est celle de l’attente. Un temps où rien ne se passe, où chacun réfléchit de son côté. Le temps fonctionne dès lors au ralenti. Et c’est précisément lorsqu’on le sent passer, ce temps, qu’on est obligé de faire face à soi, à ce qu’on est. Ce n’est pas facile.
Vous retrouvez-vous dans l’esprit du prix Littérature monde, qui récompense une œuvre francophone qui embrasse la complexité du monde ?
Être distingué m’honore beaucoup. Indépendamment des polémiques qui reviennent parfois lorsque l’on parle de la francophonie, je crois que l’esprit de ce prix est noble : il dit qu’il n’y a pas de cassure nette entre ce qu’on pourrait appeler une littérature française et une littérature francophone. Il s’agit d’une littérature d’expression française pour des écrivains qui habitent un peu partout dans le monde et qui rendent tous dans la langue française leurs imaginaires particuliers. Je me retrouve dans ce principe très simple et fort.
Il y a aussi dans ce livre la question d’une humanité qui s’interroge et qui a la nécessité de dialoguer malgré la difficulté, la rancœur ou les colères. Je suis très touché que le jury, composé d’écrivains que j’admire, ait été sensible à cela.
Vous mentionnez le dialogue… Quelles solutions envisagez-vous pour mettre fin aux drames liés au phénomène migratoire ?
Je suis très circonspect sur les solutions. J’ai l’impression que des gens autrement plus compétents que moi butent eux-mêmes là-dessus. Pour ma part, comme écrivain, j’ai tenté de dire ce que j’avais vu lors d’un séjour en Sicile, ce que je pensais, et peut-être que mon travail s’arrête là… Montrer une part de vérité sur une situation complexe.
Cela dit, je crois évidemment qu’il faut une solidarité, une hospitalité d’État. Je crois qu’il est indécent de mentionner encore « toute la misère du monde », de souligner la difficulté de l’accueil au vu du nombre finalement infime de gens qu’il faudrait accueillir dans des sociétés, qui sont, quoi qu’on en dise, économiquement si riches. Il faut trouver un moyen pour accueillir toujours plus sans nier les difficultés politiques ou administratives que ça implique. Il y a de la place et des opportunités… Je crois qu’il y a là un véritable devoir d’humanité et je ne me lasserai jamais de le dire, même si ça paraît parfois naïf et peu pragmatique.
Silence du chœur, Mohamed Mbougar Sarr, Éditions Présence africaine, 413 p., 18 €

Dans la catégorie « étranger », c’est l’Islandais Einar Mar Gudmundsson qui a été distingué pour Les Rois d’Islande, Éditions Zulma.
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