« Comment recréer des liens qui nous libèrent et nous donnent la force de nous ouvrir aux autres ? » C’est par cette question que Laurence Breton-Moyet, directrice de la Stratégie, des Partenariats et de la Communication de l’Agence française de développement (AFD) ouvre le 31 janvier 2019, à la Maison des métallos de Paris, une Nuit des idées placée cette année sous le signe de la solidarité.
Face à des inégalités croissantes qui déchirent nos sociétés, artistes internationaux, penseurs humanistes, acteurs associatifs et citoyens étaient invités à explorer l’horizon des possibles pour retisser du lien. Une problématique indissociable d’un autre défi majeur de notre temps : celui du réchauffement de la planète.
« Nous aurons terriblement besoin de lien social pour faire face aux défis écologiques qui nous attendent, continue Laurence Breton-Moyet. […] Le réchauffement climatique interroge le lien social entre les générations et, à l’inverse, nous aurons besoin de reconstruire ce lien pour lutter efficacement contre le réchauffement climatique. Ici comme là-bas, les problèmes et les solutions que ce défi nécessite doivent désormais se penser au-delà de nos frontières. »
S’ouvrir aux autres pour recréer du lien : c’est chose faite dès le début de la soirée avec la projection de Maiden (Jeune Fille), court-métrage de Fatemeh Saeedi et Saeed Aghakhani et Grand Prix du scénario de l’édition 2018 du Mobile film festival, qui plonge le public dans l’enfer du mariage forcé d’une petite fille en Iran. Parce que la lutte pour les droits de l’Homme n’a pas de frontières, le Mobile film festival se donne précisément pour objectif, depuis quatorze ans, de créer du lien entre les pays par l’image.
Avec comme médium imposé leur téléphone portable, et comme seule contrainte de délivrer leur message en une minute – et pas une de plus ! – quelques-unes des œuvres lauréates, diffusées lors de la soirée, interpellent le public sur des thématiques telles que les violences faites aux femmes ou la remise en cause du droit des enfants.
Un lien qui ne se pense pas qu’au présent
Si ces œuvres fortes et souvent dures nous alertent sur l’urgence à agir en faveur du respect des droits de l’Homme, la problématique du lien ne se pense pas forcément toujours au présent. C’est ce que nous rappelle Émilie Gaillard, maître de conférences en droit à Sciences Po Rennes, codirectrice du pôle Risques à la Maison de la recherche en sciences humaines de Caen et spécialiste du « droit des générations futures ».
Une utopie juridique et humaniste née dans le sillage de la pensée éthique du philosophe allemand Hans Jonas, qui trouve son origine dans une prise de conscience salutaire : notre action présente met désormais en danger les générations futures. Une fois ce constat initié, comment offrir une valeur juridique à la protection de l’avenir ? Pour Émilie Gaillard, seule la création d’un « dommage transgénérationnel » permettrait de recréer ce lien.
Cinq solutions pour des sociétés plus justes
En 1993, rappelle la chercheuse, l’avocat Antonio Oposa a ouvert la voie en menant la première action en justice conduite au nom des générations futures. Il a remporté une victoire historique en gagnant son combat juridique visant à freiner la dynamique de déforestation massive des Philippines. « Depuis, c’est une véritable lame de fond qui se joue désormais à l’échelle mondiale », se réjouit Émilie Gaillard.
De son côté, la chercheuse a été membre du Tribunal international Monsanto qui, en 2016, a réuni agriculteurs, scientifiques et activistes du monde entier décidés à dénoncer la multinationale de l’agroalimentaire pour crimes contre l’humanité, crimes contre l’environnement et écocide.
Bien que sa portée demeure pour le moment symbolique, Émilie Gaillard en est convaincue : le droit moderne est sur le point d’entamer une véritable révolution copernicienne. Non seulement par la reconnaissance du droit des « générations futures » mais aussi de celui de notre écosystème : « Partout dans le monde, des éléments naturels ont été reconnus comme des personnalités juridiques : des associations représentent désormais des montagnes ou des rivières et peuvent mener des actions en justice en leur nom. Nous devons renouer avec une conception cosmogonique et animiste de la nature et faire évoluer le droit dans ce sens. Le point essentiel, c’est de donner une valeur juridique au respect que nous devons à la nature. »
Nous, Occidentaux, avons rompu ce lien essentiel qui nous unit à notre écosystème. Il faut le recréer en élargissant notre champ de responsabilité et en osant le pluralisme juridique.
Rire pour recréer du lien
Retour au présent avec Émilie Georget, déléguée générale de l’association Clowns sans frontières France. En collaboration avec des artistes locaux, son association cherche à reconstruire des espaces de liberté, de dignité et de rire pour des enfants vulnérables, dans des situations de crise ou de post-conflit.
« Nous défendons l’idée que tous les êtres humains ont le droit à l’enfance, que nous avons tous le droit à l’insouciance et à la liberté, explique-t-elle au public. Nous avons tous en nous la capacité biologique de rire, mais ce que nous observons sur nos terrains d’intervention, c’est que de nombreux facteurs socio-économiques bloquent cette faculté. Trop d’individus perdent leur lien à l’enfance car ils sont déjà dans des situations d’adulte. Nous tentons de leur offrir un moment de répit, pour qu’ils aient enfin accès à l’imaginaire et au rire. »
Le rire, un bon moyen de recréer du lien ? Très certainement, et d’autant plus lorsque la Ligue d’impro est à la manœuvre ! Comme pour illustrer les propos d’Émilie Georget, trois acteurs de la célèbre compagnie lui ont succédé pour offrir au public une réjouissante parenthèse en échafaudant de toutes pièces un joyeux imbroglio familial à partir de mots imposés par les spectateurs. Vous pensiez que les mots « paradigme », « yourte » et « jurisprudence » n’avaient rien à voir entre eux ? C’était sans compter sur leur talent, qui a fait résonner de rires la grande salle de la Maison des métallos.
Recréer du lien social en s’attaquant aux inégalités
Une heureuse respiration avant d’accueillir les trois derniers intervenants, venus débattre des moyens à mettre en œuvre pour réduire les inégalités. Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France et ancienne ministre de l'Égalité des territoires et du Logement, Daniel Cohen, professeur et directeur du département d’économie de l’ENS et Alice Evans, professeure au King’s College de Londres et chercheuse associée à l’université de Harvard, ont convenu de l’impossibilité de parvenir à réduire efficacement les inégalités sans s’attaquer à leurs causes systémiques. « Le système lui-même produit cette concentration des richesses », a ainsi expliqué l'ex-dirigeante d'Europe Écologie - Les Verts.
Les inégalités sont la conséquence de choix politiques précis qui ont abouti à cet état de fait.
L’actualité récente s’est également immiscée dans le débat. Difficile, en effet, de ne pas évoquer le mouvement des Gilets jaunes lorsque, pour de nombreux analystes, la question des inégalités perçues est au cœur de la protestation. C’est la thèse défendue par Daniel Cohen. L’économiste et auteur de l’essai Il faut dire que les temps ont changé… (Albin Michel) a rappelé la nécessité de recréer des liens de solidarité susceptibles de compenser les inégalités économiques existantes.
Sept bonnes raisons de lutter (enfin!) contre les inégalités
« Les inégalités sont intimement liées à la question du lien social. Depuis cinquante ans, au cours de ce que j’ai nommé une "révolution conservatrice", on a progressivement démembré la vieille société industrielle. Il faut bien comprendre qu’auparavant, patrons et ouvriers avaient un destin organiquement lié. Ils appartenaient au même monde et, même si leurs revenus différaient, leurs évolutions était intimement liée l’une à l’autre, une forme de solidarité subsistait. À partir des années 1950, les entreprises ont été débitées en tranches, transformant l’ancienne relation de solidarité en une relation de donneur d’ordres à sous-traitant… C’est ce démantèlement des chaînes de valeur qui a cassé les liens de solidarité qui pouvaient exister au préalable. »
Mais face à cet éclatement sociétal, Alice Evans laisse des raisons d’espérer. La chercheuse en est convaincue : la société civile a encore la capacité d’agir pour faire bouger les choses. « Les gens ont compris qu’ils ont du pouvoir. Je vois émerger de nouvelles formes de solidarité dans tous les pays que j’étudie. »
Un message d’optimisme également relayé en clôture de soirée par la voix chaude de Flavia Coelho. Après avoir témoigné de la richesse des initiatives locales dans son pays d’origine, le Brésil, la chanteuse a offert au public une performance live envoûtante. Laissant à chacun le loisir d'attraper les idées échappées dans la nuit.
La Nuit des idées s'invite aussi à Gaza
Faire face au présent pour bâtir un meilleur avenir : tel était l’objectif de la conférence organisée dans le cadre de la Nuit des idées à Gaza, le 31 janvier 2019. Acteurs du secteur privé, de la société civile, institutions et bailleurs : tous avaient répondu présent à l’invitation lancée par l’Agence française de développement et l’Institut français de Jérusalem. Le Consul général de France, Pierre Cochard et le ministre des travaux publics, Mofeed Al-Hasayneh, ont placé les enjeux de développement durable liés à l’eau, à l’énergie et à la croissance démographique au cœur des discussions.