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Eau, Souza
Le thème du dernier Forum mondial de l’eau (18-23 mars), « Partageons l’eau », n’a jamais été autant d’actualité que pour les eaux souterraines. Les prélèvements dans ces nappes profondes ont triplé au niveau mondial au cours des 50 dernières années. Une tendance qui interroge sur la gestion d’une ressource souvent non renouvelable.

Tribune signée de nos experts Stéphanie Leyronas (chargée de recherche gestion des ressources naturelles), Dominique Rojat (économiste - environnement et ressources naturelles) et Frédéric Maurel (ingénieur expert dans le secteur de l’eau), et publiée sur The Conversation

Grâce aux évolutions technologiques et, très souvent, à des incitations financières des États, les prélèvements en eau souterraine atteignent aujourd’hui 1000 km³ par an, soit 26 % des prélèvements totaux en eau. Une véritable « révolution silencieuse », comme le souligne l'édition 2012 du rapport sur le développement des ressources en eau des Nations unies, le plus récent sur le sujet. 

Les eaux souterraines fournissent aujourd’hui la moitié de l’eau potable pour la consommation humaine, pourvoient à l’irrigation de 113 millions d’hectares sur les 300 millions irrigués dans le monde et assurent la sécurité alimentaire de 1,5 milliard de foyers ruraux dans les régions pauvres d’Asie et d’Afrique. L’agriculture est de loin le principal bénéficiaire de cette ressource dont elle utilise 67 %, suivie par l’eau domestique (22 %) et l’industrie (11 %). Ces eaux souterraines, essentielles à la sécurisation des approvisionnements dans les régions arides, sont aussi un facteur de résilience face au changement climatique.

Mais la médaille a son revers : nombre de nappes souterraines, qui datent des âges géologiques, sont non renouvelables à l’échelle humaine et font l’objet d’une exploitation « minière » dont l’horizon est nécessairement fini. Les ressources renouvelables connaissent quant à elles des problèmes de pollution et de surexploitation. 

Les impasses du « chacun pour soi » et du « tout État »

Bien souvent, l’accès aux eaux souterraines est libre ou peu régulé, ce qui en fait des « biens communs », c’est-à-dire qu’on ne peut en exclure personne alors qu’ils présentent des rivalités : à partir d’un certain seuil, le prélèvement par un usager supplémentaire fait baisser le niveau de la nappe et augmente les coûts de pompage pour tous. Mais si chaque usager poursuit son intérêt personnel et immédiat, il n’existe aucune incitation à mettre fin à cette situation de « course au pompage ». Cela renvoie à la « tragédie des communs » décrite par Garrett Hardin en 1968, dans laquelle des coûts sociaux (exclusion des usagers les moins équipés) s’ajoutent aux coûts économiques et à la dégradation de la ressource.

Pour y mettre fin, Hardin préconise la propriété privée, les lois coercitives ou les dispositifs fiscaux. Parmi ces solutions, la gouvernance publique des eaux souterraines privilégie classiquement une gestion par les quantités, à travers les quotas (limites sur les volumes de prélèvement) et les licences (autorisations de prélèvement), et/ou les outils économiques tels que des taxes permettant de limiter la consommation. Mais la mise en œuvre de ces instruments se heurte à de nombreuses difficultés dont le manque d’information sur la ressource, les usages et les usagers, et entraîne des coûts élevés pour l’élaboration des mesures de gestion, leur mise en application, le contrôle et les sanctions aux contrevenants.

L’alternative d’une gestion par les communs

La voie des droits de propriété esquissée par Hardin a été suivie, à leur manière, par Elinor Ostrom et ses collaborateurs de l’équipe de Bloomington (Indiana), qui ont mis l’accent sur la notion de propriété commune de la ressource par opposition à une propriété privée individuelle. À partir d’études empiriques sur des mécanismes de gestion concertée entre usagers dans des situations très variées, ils ont établi que la gestion commune des ressources naturelles par un collectif peut être un moyen efficace pour les préserver durablement. Les communs peuvent ainsi être définis comme des systèmes intégrés et cohérents, constitués d’une ressource, d’une communauté de personnes, de règles d’organisation autour d’un objectif partagé et d’une structure de gouvernance.

Si la question des communs est ancienne, elle connaît un important essor médiatique depuis l’attribution du prix Nobel d’économie à Elinor Ostrom en 2009. Depuis vingt ans, elle a été largement mobilisée pour étudier de nouvelles réalités politiques et de terrain et a fait l’objet de nombreuses conférences académiques ; elle est ainsi appliquée à un vaste ensemble d’enjeux qui ne se limitent pas aux ressources naturelles (communs informationnels par exemple tels que les logiciels ou la connaissance), avec des communautés qui se structurent autour d’objectifs intimement liés au contexte politique et institutionnel.

Et dans la pratique ?

Le potentiel d’une gestion décentralisée des eaux souterraines par des communs est important mais sa mise en œuvre est délicate. Et, loin de décharger l'État de ses responsabilités, elle devra l’impliquer d’une manière nouvelle et exigeante qui n’est plus seulement celle du gendarme. 

L’État doit en premier lieu définir le cadre institutionnel et juridique de la gestion décentralisée et garantir l’exclusivité des droits du collectif de gestion vis-à-vis des tiers. Il doit aussi s’assurer que la ressource sera gérée durablement, ce qui ne va pas de soi. Même si l’efficience interne du collectif de gestion est garantie, ses objectifs peuvent aller jusqu’à la « liquidation » délibérée de la ressource pour faciliter des transitions économiques locales. L’État doit donc passer un contrat avec le groupement, basé sur un échange entre les droits d’usage qu’il concède et la contribution qu’il demande à des objectifs d’intérêt général.

Enfin, l’État a un rôle primordial à jouer dans le processus de mise en place de la gestion décentralisée et dans son accompagnement. Il est en effet très rare que les agriculteurs, même confrontés à la rareté, prennent l’initiative de monter eux-mêmes une structure de gestion ; et l’expérience prouve que les avantages différés d’une gestion durable, avec un régime d’exploitation stabilisé, ne sont en général pas suffisants pour faire accepter les restrictions qui s’imposent sur le court terme. La gestion de la ressource doit alors être incorporée à un programme de développement territorial qui implique des avantages immédiats et soude le collectif.

On verra ainsi l’État encourager voire imposer la constitution de diverses structures (Comunidades de Usuarios de Aguas Subterráneas en Espagne, Highland Water Forum en Jordanie, Groupements de développement agricole en Tunisie) et de mécanismes de gestion locale (schémas d’aménagement et de gestion des eaux en France, « contrats de nappes » en cours d’élaboration au Maroc). Mais les cas de réussite (nappe de la Beauce en France, de Bsissi en Tunisie, de la Mancha orientale en Espagne, certains aquifères californiens) montrent que la détermination des communautés d’utilisateurs est essentielle pour surmonter la surexploitation et partager la ressource. C’est la complémentarité de ces démarches que l’AFD encourage et accompagne dans la région Méditerranée.