Taxer les plus riches pour « donner aux plus pauvres », mais aussi pour échapper aux « diktats » du FMI proposait le président tunisien Kaïs Saïed en juin dernier alors que son pays traverse une crise économique et financière. Depuis le 1er juin, l’Afrique du Sud applique une nouvelle taxe sur les produits de tabac tandis que les rues kenyanes s’embrasent depuis plusieurs semaines contre de nouveaux impôts controversés dans un contexte de forte inflation. Ces épisodes récents révèlent à la fois l’importance capitale que revêtent les recettes fiscales en Afrique et la difficulté d’instaurer des taxes équitables. « Ces dernières représentent un enjeu structurel et structurant pour financer les infrastructures publiques dont le continent a besoin. De plus, dans un contexte macroéconomique d’incertitude généralisée, alors que les primes de risque en Afrique connaissent des niveaux record, une bonne administration fiscale peut réduire la perception du risque pour les investisseurs », éclaire Arthur Minsat, chef de l'unité Afrique du Centre de développement de l'OCDE et coauteur de l’essai L'Économie africaine 2023 publié par les éditions de La Découverte avec le soutien de l'AFD. Dans un chapitre consacré à la fiscalité, les économistes Arthur Minsat, Suzanne Bonmartel, Sébastien Markley et Dossina Yeo, de l’Union africaine, révèlent les spécificités en matière de recettes publiques du continent mais aussi leur importance pour réduire les inégalités socio-économiques au cœur des Objectifs de développement durable (ODD).
Des recettes difficiles à mobiliser dans les pays riches en hydrocarbures
Les experts dévoilent en premier lieu une région où les recettes fiscales sont parmi les plus basses du monde. Leur part dans le PIB représentait en moyenne 16 % en 2020 alors que ce ratio était de 19,1 % dans les pays en développement en Asie et Pacifique, 21,9 % en Amérique latine et Caraïbes, et 33,5 % pour les pays de l’OCDE. Derrière cette moyenne se cachent toutefois de grandes disparités. « Il est difficile de parler d’une Afrique, il existe plusieurs Afriques avec à un bout du spectre la Tunisie, le Maroc et l’Afrique du Sud qui ont des recettes fiscales supérieures à la moyenne de l’Amérique latine par exemple et, de l’autre côté, des pays riches en ressources hydrocarbures comme le Tchad, le Congo ou le Nigéria où ces recettes sont inférieures à 15 % », détaille Artur Minsat. Alors qu’elle est la première puissance économique de la région, avec un ratio impôts/PIB de 5,5 % en 2020, le Nigéria se classe ainsi au dernier rang des 31 pays africains pour lesquelles les données sont disponibles. Dans ces économies dites de rente, les ressources naturelles fournissent une telle source alternative de revenus qu’elles se substituent aux mesures fiscales. « Cette dépendance rend vulnérable aux fluctuations des marchés et empêche les gouvernements de réaliser une planification budgétaire efficace », souligne Arthur Minsat. Par exemple, à la suite de la baisse des cours du pétrole de l’été 2014 à décembre 2015, le Tchad a vu son ratio impôts/PIB baisser de 15,4 % en 2013 à 5,8 % en 2015.
Le défi de l’économie informelle
À l’échelle du continent, 90 % de la main-d’œuvre travaille hors des radars de l’administration. Tous ces travailleurs échappent à la fiscalité, mais sont également privés de protection sociale. Le continent africain dispose ainsi de la plus faible couverture de protection sociale au monde (17 % de la population totale contre une moyenne mondiale de 47 %). Pourtant cette dernière est capitale pour lutter contre les inégalités dans une Afrique qui compte sept des dix pays les plus inégalitaires au monde. Afin de taxer ce secteur informel, certaines administrations africaines « incitent les travailleurs à s’identifier auprès des autorités compétentes, notamment en leur offrant une couverture sociale, puis en développant une fiscalité progressive », notent les auteurs. Certains gouvernements ont recours à des formes d’imposition alternatives : le Ghana a ainsi instauré le National Health Insurance Levy, une taxe sur la valeur ajoutée destinée à financer le système national d’assurance maladie. Toutefois, les taxes comme la TVA s’appliquant à toutes les transactions sans distinction de revenus ne peuvent atténuer les inégalités socio-économiques, à la différence des impôts directs nets et des dépenses en matière d’éducation et de santé.
Des réformes indispensables
Parmi les pays qui font figure de cas d’école en matière de redistribution, on retrouve la Tunisie, l’Afrique du Sud ou encore le Maroc. En 2020, les contributions de sécurité sociale représentaient 10 % du PIB tunisien et 6,6 % du PIB marocain contre 1,5 % en moyenne pour 26 des 30 pays africains pour lesquels les données sont disponibles. Le Maroc et la Tunisie ont par conséquent les régimes de sécurité sociale les plus développés du continent. De manière générale, avec son ratio impôts/PIB de 32,5 %, la Tunisie se place en tête des pays africains en matière de pression fiscale. « Si tous les pays africains taxaient comme la Tunisie, cela représenterait 500 milliards de dollars de revenus supplémentaires par an soit 2,5 fois plus que les 194 milliards de dollars de fonds annuels supplémentaires nécessaires au continent pour atteindre ses Objectifs de développement durable », insiste Sébastien Markley.
Pour mieux mobiliser les ressources fiscales, plusieurs États africains innovent en matière de fiscalité en instaurant de nouvelles taxes (taxes environnementales, taxes sur des produits nocifs) ou encore en modernisant leur administration fiscale. « Les réformes administratives comme des guichets uniques, de meilleurs systèmes d’identification, le recours aux nouvelles technologies mais aussi une communication plus transparente auprès des contribuables pour plus de légitimité fiscale sont des outils d'amélioration essentiels », explique Arthur Minsat. Les technologies permettant une meilleure collecte ont par exemple permis au Mali d’augmenter son ratio impôts/PIB de 3,5 points de pourcentage entre 2018 et 2019. Pour les auteurs de L'Économie africaine 2023, il est important que ces bonnes pratiques se diffusent à travers une coopération à l'échelle du continent. Au niveau international, cette dernière est également vitale, notamment pour lutter contre l’évasion fiscale qui représente un manque à gagner de 89 milliards de dollars par an pour l’Afrique d’après la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED).