Que recouvre le champ de la « santé mentale » ? Quel type de soins cela appelle-t-il ?
Thierry Liscia : Quand l’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la santé, elle parle d’« un état complet de bien-être physique, mental et social [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Le problème avec le terme de « santé mentale », c’est qu’il évoque d’emblée le pathologique, la folie, la psychiatrie, et qu’il repose sur une distinction artificielle entre le mental et le corporel.
Farah Asfahani : De fait, les programmes les plus ambitieux en matière de santé mentale sont ceux qui prennent en charge toutes les dimensions de la personne. C’est ce qu’on appelle l’approche psychosociale : il s’agit de proposer aux personnes vulnérables un suivi psychologique, dans le cadre d’une consultation ou d’un groupe de parole, mais aussi un accompagnement dans la réalisation d’objectifs très concrets – l’apprentissage d’un métier, l’autonomisation financière par exemple – qui vont également participer à leur mieux-être.
Au sujet du bien-être psychologique, constate-t-on une évolution du regard porté par les décideurs politiques sur cette question ?
T.L. : Oui, c’est certain. Grâce à une prise de conscience qui a eu lieu à la fois chez les militaires et dans les milieux humanitaires, le champ des troubles liés aux traumatismes a été investi à partir du début des années 1980. En France, la première cellule d’urgence médico-psychologique a vu le jour en 1995, suite à l’attentat à la station de RER Saint-Michel, sous la responsabilité conjointe du secrétaire d’État chargé de l’action humanitaire d’urgence, Xavier Emmanuelli, et du médecin général psychiatre des Armées, Louis Crocq. Aujourd’hui, ce type de dispositif s’est généralisé, même s’il demeure une réponse de court terme apportée dans des situations d’urgence.
F. A. : À partir de ces situations extrêmes, la connaissance sur la santé mentale dans différentes situations s’est considérablement enrichie en quarante ans. Les professionnels ont compris qu’elle devait être un objectif en soi. Il faut donc la considérer comme un levier fondamental des programmes de développement, et non pas comme une composante transverse uniquement. Un individu en bonne « santé mentale », c’est d’abord quelqu’un qui connaît le bien-être, la satisfaction de ses besoins fondamentaux.
Au Liban, les enjeux de santé mentale ont tout de suite été pris en compte dans la réponse humanitaire apportée à la crise syrienne. Cela a débouché sur l’élaboration du Programme national de santé mentale (PNSM), auquel l’AFD apporte aujourd’hui son soutien.
F.A. : En effet, et la force des initiateurs de ce programme a été de s’appuyer sur un contexte bien particulier – l’arrivée massive de Syriens fuyant leur pays en plein chaos –, pour poser les jalons d’une politique publique globale en matière de santé mentale. Dans la société libanaise, les causes de vulnérabilité psychologique se sont accumulées par strates, au fil du temps. La guerre civile qui s’est déroulée de 1975 à 1990, puis les multiples guerres avec Israël (la dernière date de 2006), ont laissé des traces : on estime que 70 % de la population a été exposée à un ou plusieurs événements violents. Dans toutes les communautés, les études font état d’une fréquence accrue de manifestations telles que l’anxiété, la dépression ou les addictions.
En 2014, avec les fonds alloués par l’aide internationale pour répondre à la crise syrienne, une petite équipe menée par le psychiatre Rabih El Chammay monte un programme de santé mentale. L’originalité du dispositif, mis d’abord en place sur la période 2015-2020, est qu’il est ouvert à toute personne résidant dans le pays, autochtone ou réfugiée, et ce sans conditions de ressources.
T.L. : La subvention de 5 millions d’euros accordée par l’AFD il y a un an marque une nouvelle phase dans le déploiement du PNSM. L’objectif principal est le renforcement de l’offre de soins, sous la houlette de Médecins du monde et d’un consortium d’ONG, tout en visant la pérennisation du programme avec l’appui de l’École supérieure des affaires de Beyrouth et de l’OMS : il s’agit ainsi de structurer l’ensemble des protocoles et d’évaluer les acquis des cinq dernières années. In fine, l’idée est d’apporter aux autorités libanaises les éléments utiles à la décision de création d’un département dédié à la santé mentale au sein du ministère de la Santé.
En quoi consiste aujourd’hui l’offre de soins déployée dans le cadre du PNSM ?
T.L. : Un centre de santé communautaire a été ouvert à Baalbek, dans l’est du pays, et celui existant au sein de l’hôpital universitaire Rafik Hariri de Beyrouth a été renforcé. Tout individu qui le désire peut ainsi bénéficier d’une consultation auprès de professionnels de santé, et être suivi par un case manager, un travailleur social qui va l’accompagner tout au long de son parcours et faire le lien avec les autres institutions – l’école, l’aide sociale… – susceptibles de concourir à l’amélioration de sa situation.
Il peut prendre part à des groupes de parole dédiés à des facteurs de vulnérabilité spécifiques – lesquels diffèrent selon qu’on est rescapé de la guerre ou travailleuse domestique exposée à la maltraitance par exemple. C’est pour traiter un vaste panel de thématiques que Médecins du monde travaille avec des ONG comme Skoun, spécialisée dans la prise en charge des troubles addictifs, Abaad, qui lutte contre les violences de genre, ou Humanity and Inclusion (ex-Handicap international).
F.A. : Autres acteurs du PNSM, l’association Embrace, qui agit dans le domaine de la prévention contre le suicide, et enfin Amel, expérimentée dans la réduction des tensions intercommunautaires. Ces savoir-faire complémentaires servent à mener des actions de sensibilisation et de plaidoyer auprès des différents publics et des décideurs. Le but : faire comprendre que le bien-être des individus améliore le vivre-ensemble.
Quel est le bilan des cinq premières années du PNSM ?
F.A. : Les résultats sont éloquents : au Liban, la santé mentale fait désormais partie des soins de santé primaire, c’est-à-dire qu’elle est prise en compte dans une approche globale du bien-être de la personne (et pas seulement comme maladie à traiter). On assiste à une évolution dans la formation des soignantes et soignants – le soutien psychosocial est désormais intégré dans les curricula des personnels infirmiers –, ainsi qu’au sein des structures : 12 centres de santé primaire sont devenus centres de référence en santé mentale, et l’hôpital public Hariri accueille la première unité psychiatrique à voir le jour dans le pays. La prévention fait également des progrès : une ligne téléphonique dédiée a été mise en place pour les personnes envisageant le suicide.
T.L. : Ce programme, illustration d’une transition réussie entre l’aide humanitaire et l’aide au développement, reçoit un accueil enthousiaste du département santé mentale de l’OMS. De nombreux acteurs souhaitent s’en inspirer. Au Liban, les personnes préfèrent souvent taire leur souffrance psychologique que de risquer la stigmatisation. La pérennisation du PNSM, si elle aboutit, montre une évolution : les manifestations de mal-être psychologique constatées dans toutes les couches de la population font enfin l’objet d’une prise en charge adaptée, à laquelle les personnes adhèrent en retour en dépassant leurs barrières mentales.
Il faut saluer l’ambition et le caractère novateur d’un tel dispositif. Il faut aussi s’en inspirer : cela implique de considérer enfin le bien-être psychologique comme une finalité à part entière, et d’y consacrer des moyens adaptés.