En polynésien, Natitua signifie « lien en haute mer ». Un nom prédestiné pour le câble sous-marin numérique et domestique qui relie Tahiti à 20 îles des archipels des Marquises et de Tuamotu depuis fin 2018. Pour financer cette infrastructure, l’Office des postes et télécommunications de Polynésie française (OPT) et l’AFD ont signé un contrat de prêt à hauteur de 6 millions d’euros. L’occasion pour trois experts de l'AFD, Pauline Baumgartner (agence de Papeete), Manuel Léon et Gwenael Prié (respectivement expert financier et numérique), de faire le point sur la façon dont l’accès au haut débit change le quotidien des populations de ces archipels isolés.
Quelles particularités compliquent l’accès à l’Internet haut débit en Polynésie française ?
Pauline Baumgartner – La Polynésie française est divisée en cinq archipels qui regroupent 118 îles au total. Ce territoire très fragmenté couvre une surface aussi vaste que l’Europe pour une population de seulement 280 000 habitants.
Pour connecter une île à Internet, nous disposons de deux solutions : le satellite, au débit faible et à la latence importante, et les câbles sous-marins dont le coût d’investissement élevé reste difficile à rentabiliser dans un bassin faiblement peuplé.
Historiquement en Polynésie, l’accès à Internet passe par des connexions satellitaires à la fiabilité et au débit limités. Soucieux d’être mieux raccordés, la population des îles, leurs élus et le secteur privé réclament le câble. Pour répondre à cette attente, le gouvernement s’est engagé dans le déploiement de câbles sous-marins : dès 2010, le câble international Honotua a relié l’île de Tahiti au réseau haut débit mondial via Hawaï, elle-même raccordée aux côtes américaines. Dans la continuité, le projet Natitua a permis d’aller plus loin et de connecter 20 îles supplémentaires des archipels des Marquises et de Tuamotu en 2018.
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Quelques mots sur le porteur du projet ?
Manuel Léon – L’OPT est un établissement public territorial ayant pour mission d’assurer l’exploitation des domaines du courrier, des services financiers postaux, des télécommunications et des technologies de l’information et de la communication en Polynésie française. À ce titre, il est l’opérateur des objectifs politiques de réduction de la fracture numérique au sein du territoire.
À travers ce premier prêt de 6 millions d’euros accordé à l’OPT, l’AFD apporte son soutien à un projet stratégique permettant le désenclavement d’archipels isolés et un développement économique et social plus harmonieux au sein de ce territoire d’outre-mer.
Techniquement, comment se passe le raccordement d’archipels ?
Gwenael Prié – Le déploiement d’un câble sous-marin sur de longues distances et à plusieurs kilomètres de profondeur demande des compétences et des équipements très spécifiques. Le travail débute par un sondage des fonds marins pour repérer le relief et prévoir le tracé précis. En parallèle, les points d’atterrage – là où le câble rejoint la terre – font l’objet d’études environnementales et sociales pour minimiser l’impact des travaux.
Après cette phase d’étude vient celle de la fabrication du câble. Les 2 600 km de Natitua ont été façonnés à Calais. Embarqués à bord d’un navire câblier, ils ont été posés en 2018 entre Tahiti et dix îles polynésiennes. De là, dix îles supplémentaires situées à quelques dizaines de kilomètres des premières ont été raccordées par liaisons radio.
En quelques chiffres clefs, que représente l’installation du câble Natitua ?
M. L. – Natitua est un projet de connectivité ambitieux qui vise la mise en exploitation d’un système de télécommunication pérenne intégrant un câble sous-marin, un réseau de faisceaux hertziens et la rénovation des réseaux d’accès terrestres sur les îles connectées. Le coût global du projet s’élève à près de 55 millions d’euros, financé par un mix de subventions publiques, de crédits bancaires et d’autofinancement de la part de l’OPT.
Aujourd’hui, Natitua permet à 22 000 habitants, 60 établissements scolaires, des mairies, des services publics comme l’hôpital de Taiohae mais aussi à 40 000 touristes de passage d’accéder au haut débit. Cette installation limite l’isolement et la fracture numérique dont souffraient ces îles.
Pauline Baumgartner, vous vivez en Polynésie. Quels changements percevez-vous dans le quotidien de la population de ces archipels depuis la mise en service de Natitua ?
P.B. – La connexion au haut débit célèbre tout juste son premier anniversaire : il est encore difficile de tirer des conclusions ou de mesurer la totalité des impacts de ce projet. De plus, les réseaux terrestres de plusieurs de ces îles doivent encore être renforcés localement par l’OPT pour exploiter pleinement les capacités de Natitua et relier les particuliers à la fibre.
Toutefois, certains bénéficiaires nous ont déjà fait part des changements qui découlent de l’arrivée du câble. Pour les entrepreneurs basés sur ces archipels, la connexion haut débit leur permet de mieux communiquer avec leurs clients et partenaires. Idem pour le tourisme qui reste le premier secteur d’activité de la Polynésie française : son développement passe aussi par une bonne connexion et la possibilité d’un accès Internet de qualité. Grâce à Natitua, de nouveaux secteurs d’activités ou services dans les niches du numérique et des métiers online pourraient aussi émerger.
L’accès au haut débit permet également le renforcement des services publics…
P.B. – L’éloignement géographique crée une fracture dans l’offre de services publics. Le numérique offre la possibilité de développer des services essentiels. Prenons l’exemple de la santé : le développement de la télémédecine permettrait de réduire le nombre d’évacuations sanitaires vers Tahiti, dans la mesure où très peu d’îles disposent d’un hôpital. Dans l’éducation, la formation à distance éviterait à la jeunesse des atolls de quitter leur foyer dès la sixième pour poursuivre leur scolarité. L’e-administration, avec la dématérialisation des documents, pourra également simplifier la vie des habitants de ces îles.
Natitua est une étape dans les projets de raccordement de la Polynésie française au haut débit. Quelle est la suite ?
G.P. – Courant 2020, un troisième câble baptisé Manatua va relier la Polynésie française à Samoa, via les îles Cook et Niue. L’objectif est de sécuriser la connectivité internationale de la Polynésie française qui pour le moment dépend uniquement d’Honotua, le câble posé entre Tahiti et Hawaï.
La situation géographique de la Polynésie en fait un point de passage naturel pour relier les pays du Pacifique. Raison pour laquelle d’autres câbles internationaux font l’objet de discussions. Plusieurs autres îles polynésiennes restent également à raccorder, à commencer par l’archipel des Australes à l’extrême sud de la Polynésie.
Au-delà de la connectivité et de l’aménagement numérique du territoire polynésien, son développement passe aussi par des efforts sur la formation, le renforcement du tissu entrepreneurial et des services publics. L’accès à l’Internet haut débit doit apporter à tous de meilleures opportunités sociales et professionnelles. Ces objectifs sont ceux du programme Smart Polynesia du gouvernement polynésien.