Liban : insuffler de l’espoir en soutenant l’économie

Tripoli
Orients Liban
Liban
Insuffler de l’espoir en soutenant l’économie
Projet Maharat Li Loubnan 2
5 millions d'euros alloués - 500 entrepreneurs formés - 200 participants ont reçu des dons en nature - 80 % des bénéficiaires ont démarré leur entreprise
Projet Watad
+ d'1 million d'euros alloués - 112 projets sélectionnés pour les formations - 67 entreprises ont reçu des équipements
Trois ans après la double explosion du port de Beyrouth du 4 août 2020 et face à la crise multidimensionnelle traversée par le Liban depuis 2019, remettre les petites entreprises sur pied est essentiel pour contrer une paupérisation grandissante dans le pays. Les parcours de formation et les dons d’équipements des ONG Ruwwad Al Tanmeya et IECD-Semeurs d’avenir, partenaires du groupe AFD, participent à la pérennisation de PME et TPME fragilisées. Reportage au nord du pays, à Tripoli, deuxième ville du Liban, surnommée « la ville la plus pauvre de la Méditerranée ».

Aujourd’hui, une crise multidimensionnelle a fait basculer plus de 80 % des Libanais sous le seuil de pauvreté. Une situation inédite, dans un contexte d’instabilité politique et en l’absence de réformes qui sortiraient le pays du Cèdre de l’ornière.

En effet, la situation économique du Liban s’est fortement dégradée depuis 2019, la crise du secteur financier entraînant dans sa chute le reste de l’économie. Un contrôle informel des capitaux empêche les déposants de retirer leurs économies. La livre libanaise, la monnaie nationale, a perdu 95 % de sa valeur. La crise sanitaire du Covid-19 s’y ajoutant, des centaines d’entreprises, petites et grandes, ont dû fermer, jetant la population active dans une paupérisation vertigineuse. Il s’agit de l'une des plus graves crises économiques de l'histoire moderne.

Deux projets pour soutenir les entrepreneurs : Watad et Maharat Li Loubnan 2 (MLL 2)

Sarah Al Charif a vu cet effondrement de près au sein des classes les plus pauvres de Tripoli. Elle connaît ses habitants par cœur car depuis onze ans, au sein de l'ONG Ruwwad Al Tanmeya, elle s’attache à recréer de la cohésion sociale entre les habitants de quartiers rivaux : Bab El Tebbaneh, majoritairement sunnite, et Jabal Mohsen, habité par des Alaouites, en proie à des tensions exacerbées par le conflit en Syrie voisine. Cette action à long terme a permis à son ONG de jouir d’une crédibilité auprès des communautés locales. 

Ces deux quartiers mitoyens ont été le théâtre d’affrontements sanglants depuis le début des années 2010, ce qui a maintenu une tension permanente entre les deux communautés. « Il fallait que ces deux communautés prennent conscience qu’elles étaient des victimes, manipulées par leurs leaders politiques. Et ceci par le biais du vivre-ensemble, en travaillant ensemble et en apprenant ensemble. »

C'est dans ce but que le projet Watad a permis de soutenir des PME et TPME et de renforcer leurs compétences. 

De même, pour Hanaa El Amine (photo), directrice du programme d’aide aux entrepreneurs à l'Institut européen de coopération et de développement (IECD), le projet MLL2 (« Des compétences pour le Liban ») a permis de répondre à d’importants besoins : « À Tripoli, il y a beaucoup de pauvreté et beaucoup de TPME informelles, non enregistrées, qui se lancent sans étude de marché, sans faire les bons calculs financiers ni distinguer dépenses personnelles et dépenses professionnelles. Les entrepreneurs ignorent comment obtenir des financements, ils manquent de compétences administratives pour développer leur travail et augmenter leurs revenus. Sans aide, beaucoup de ces entreprises sont vouées à la faillite. »

Des formations enrichissantes

Depuis la crise, en partenariat avec l'AFD et par le biais de parcours de formations qui s’étendent sur un an, l’IECD et Ruwwad fournissent des compétences administratives à des entreprises existantes ou des start-up : comptabilité, études de marchés, plans de développement, marketing digital, droit des entreprises… « Les participants apprennent à faire des présentations afin de promouvoir leur business plan auprès d’autres institutions et d'obtenir des fonds. Nous allouons aussi des dons en nature. Ce sont des petites sommes qui donnent un coup de pouce afin de développer des entreprises », ajoute Hanaa El Amine.

Les participants doivent d’abord passer par un processus de sélection. Et à l’issue de la formation, les dons en nature sont offerts aux projets les plus méritants.

« Certains d’entre eux ne savent pas lire ni écrire. Notre cible n’est pas les étudiants ou la classe moyenne, mais les communautés les plus marginalisées pour essayer d’aider les entreprises les plus fragiles », affirme Sarah Al Charif. 

Lors de ces formations, les participants apprennent à créer des réseaux « Nous les aidons à faire des profits, mais surtout à collaborer, à trouver de nouvelles possibilités. Si une personne dessine et une autre brode, nous encourageons la dessinatrice à faire des croquis pour la brodeuse ! »

Ces programmes ont pu voir le jour et se développer avec le soutien de l’AFD dans une situation très fluctuante, grâce à une adaptabilité accrue. « Nous avons une relation de confiance avec l'AFD, qui a constaté qu’il fallait arrêter de créer des entreprises pour consolider les existantes. Les bailleurs se sont montrés très compréhensifs face aux fluctuations incessantes des prix des équipements », ajoute Sarah. 

Le contenu des programmes s’est également adapté à la situation, se réjouit Hanaa El Amine : « Le premier programme MLL était concentré sur les start-up et le second traite également des entreprises existantes. Nous avons réuni toutes ces entreprises au sein d’un club des entrepreneurs où ceux-ci peuvent se rencontrer, créer des réseaux, travailler ensemble. Tout le monde y gagne. »

Aujourd’hui, l’impact de ces programmes est indéniable pour Hanaa El Amine : « Nous avons eu un grand impact dans la vie des participants. Plus de 50 % d’entre eux ont démarré leur entreprise dans les six mois suivant la formation, leur entreprise est en bonne santé et fait des profits, certaines personnes essaient déjà d’enregistrer leur commerce. »

Sarah ajoute : « Nous avons renforcé, outre leur pouvoir d’achat, leur confiance en soi. Ils ont appris que s’ils avaient un projet, ils pouvaient le concrétiser sans avoir besoin de supplier ou de mendier. Ils ont appris qu’on peut vivre ensemble, grandir ensemble, en étant passionnés. Avec ces parcours de formation, on recrée des exemples de réussite au sein de la communauté locale. C’est ainsi que commence le changement. »

Hanaa El Amine
Ayman Radwan
Ayman Radwan, le développement par le développé-couché
Ayman Radwan a 31 ans. En mars 2020, il inaugure son club de sport, le Scorpion à Tripoli.
Rapidement, il doit faire face à un problème : il lui manque des machines pour le renforcement musculaire des pratiquants d’arts martiaux. « C’est très important de faire du fitness trois fois par semaine, pour garder ses muscles en condition. » Le hic : ces machines coûtent très cher. Les revenus de la salle permettent à peine à Ayman de payer le loyer, les frais de nettoyage et le salaire de son unique employé. « Je n’arrivais pas à mettre suffisamment d’argent de côté chaque mois pour pouvoir acquérir ce matériel. »

Grâce à Watad, Ayman a pu faire une présentation de son projet, fournir une liste du matériel requis et un business plan sur deux ans. « J’ai appris beaucoup de choses, comme savoir diviser mes profits entre salaires des employés, frais d’entretien du matériel, dépenses personnelles. »

Ruwwad lui a fourni les équipements sportifs dont il avait besoin : deux machines pour le bas du corps, un banc pour la poitrine, des haltères, des poids… Du matériel d’une valeur de plus de 7 000 euros.

Aujourd’hui, le Scorpion d’Ayman est devenu un établissement sportif complet. « Désormais, si certains clients ont envie de faire du fitness, plutôt que de changer de club, ils restent chez nous, car nous avons le matériel sur place. »

En trois ans, son club a acquis une renommée certaine. Ayman a pu recruter quatre employés et s’est même engagé contractuellement avec trois fédérations sportives libanaises qui organisent leurs compétitions régionales dans l’enceinte du club.
Adnan Al Taleb
Adnan Al Taleb, le bois et le commerce durable
Le projet d’Adnan Al Taleb, 33 ans, a commencé en 2020. À l’époque, il était journaliste. « En faisant un reportage sur les feux de forêts, j’ai découvert que 4 % des déchets au Liban étaient en bois… L’équivalent de 13 000 arbres par an part à la poubelle. Comment éviter ce gaspillage ? » Avec sa partenaire Jana Tabikh, ils ont lancé la start-up Zap Idea. À partir de bois recyclé, ils construisent des meubles, des articles de décoration et des jeux de société.

« On traitait directement avec le client, qui nous donnait l’argent, puis on allait chez différents fournisseurs. » Mais avec la fluctuation de la livre libanaise, traiter avec plusieurs interlocuteurs était devenu un casse-tête : « Il nous fallait notre propre atelier, notre propre chaîne de production. »

Avec Watad, Adnan a reçu des formations en marketing et en comptabilité, « J’ai surtout appris à faire des études de faisabilité, à jauger le marché, et mettre des estimations chiffrées fidèles à la réalité de ce marché. »
Ruwwad a également offert à Adnan et Jana une partie des équipements, dont des machines à scier et à affiner le bois, qui leur ont permis de démarrer l’entreprise qui emploie désormais deux personnes.

Leurs produits font mouche auprès d’une frange grandissante de personnes soucieuses de l’environnement et conscientes de l’importance d’acheter des produits recyclés. Et Adnan voit déjà les choses en grand : « Dans cinq ans notre marque sera mondiale, car nous transformons les déchets en or. »
Moussa Khodor
Moussa Khodor, un équipement moteur
À 29 ans, Moussa Khodor officie dans un atelier de réparation automobile dans le quartier populaire de Jabal Mohsen. Son projet, il l’avait en tête depuis longtemps : « J’avais besoin d’équipement. Quand il fallait sortir un moteur pour travailler dessus, il fallait le porter nous-mêmes, le faire pivoter à gauche, à droite, c’était extrêmement pénible physiquement. »

Par une amie bénéficiaire de l’aide de l’IECD, Moussa apprend l’existence du projet Maharat Li Loubnan 2 (MLL2) et s’inscrit. Ses connaissances s’élargissent considérablement. « Je ne savais pas qu’on pouvait développer son entreprise, s’agrandir. Maintenant, je sais gérer mes stocks et faire davantage de profits. J’ai également appris à travailler dans le cadre d’un système informatique. Un logiciel calcule désormais à la fin du mois mes dépenses, pertes et profits et émet des factures. J’ai le dossier de chaque client avec l’historique des réparations de son véhicule. »

L’IECD lui a fourni un équipement moderne pour son atelier « comme un monte-charge pour porter les moteurs, ou un tournevis à piles pour continuer à travailler malgré les coupures de courant très fréquentes, ce qui fait une grosse différence en rapidité, en confort… »

Aujourd’hui, les clients viennent voir Moussa pour sa fiabilité. Et le garagiste de Jabal Mohsen ne veut pas s’arrêter en si bon chemin : dans quelques mois, il compte s’équiper d’un scanner électronique et d’une annexe dédiée à la réparation des systèmes de climatisation.
Rim Ali
Rim Ali, plus de matériel pour plus d'éducation
Avec sa sœur, Rim Ali fonde en 2019 Bloom Education Center, un institut d’enseignement académique à Jabal Mohsen.

Dans ce quartier défavorisé, Rim constate que les enfants passent beaucoup de temps après l’école sur les réseaux sociaux ou dans la rue. « Nous voulions aider à résoudre ces problèmes. De là nous est venue l’idée d’ouvrir des clubs : des services de loisirs éducatifs extrascolaires pour les enfants. Il s’agissait de leur apprendre de nouvelles compétences comme le dessin, la musique ou les langues par le biais du théâtre. Ce faisant, on stimule leur créativité. »

Pour le club de théâtre, Rim avait besoin d’acquérir une imprimante, un projecteur et un ordinateur, ainsi que des enceintes pour le son. Mais à l’ombre de la crise financière, tout ce que Rim gagnait en livres libanaises perdait aussitôt sa valeur à cause de la dévaluation monétaire. Impossible d’y voir clair dans les comptes pour faire des économies.

La formation MLL2 a mis la lumière sur la façon dont Rim devait gérer un budget : « Avec la crise financière, si on ne tient pas des comptes rigoureux, on va droit dans le mur. La partie marketing nous a également appris à attirer des clients avec des offres et de nouveaux produits. »

Une expérience enrichissante pour Rim, dont la manière de penser l’entreprise a changé : « Nous sommes désormais orientés sur le développement et le matériel offert par l’IECD nous a été d’un grand secours. Au lieu d’écrire les textes à la main, nous pouvons désormais les imprimer, montrer des films aux enfants avec le projecteur. C’est grâce à cela que nous avons pu ouvrir le club d’apprentissage de langues et de théâtre. »
Sahar Khadaro
Sahar Khadaro, la boutique qui change tout
Le mari de Sahar Khadaro possédait un générateur de quartier. Mais avec la crise, il ne pouvait plus s’approvisionner en mazout. Son affaire a périclité. En 2021, avec l’argent de la vente du générateur, Sahar a une idée courageuse : « Pour qu’on ne dépense pas cet argent juste pour manger et boire, je vais acheter de la marchandise et ouvrir un magasin. » Son mari n’y croyait pas. « Il me disait de penser à nos trois enfants, qu’un tel projet ne peut pas donner assez de revenus, que les ventes seront limitées dans ce petit quartier. »

Le frère de Sahar tenait déjà une librairie à Jabal Mohsen. Mais il n’avait pas de connaissances en marketing, médias sociaux, inventaires des stocks. « J’ai alors décidé de devenir sa partenaire mais, en même temps, je voulais avoir un apport, pour développer son entreprise, maîtriser les médias sociaux et m’étendre hors du quartier. »

Avec la formation MLL2, elle a appris la gestion : « Je ne savais pas, par exemple, inclure le prix d'un emballage cadeau, comment faire des provisions de liquidités au cas où je ne vendrais pas assez pendant un mois ou deux, tenir un budget rigoureux, le tout sur un système informatique. »

L’IECD lui a offert un ordinateur avec un logiciel de comptabilité. « Au début, je voulais recevoir une photocopieuse couleur. Mais après la formation j’ai réalisé qu’en m’offrant un logiciel de comptabilité, je pouvais mettre de l’ordre dans mes finances et m’acheter moi-même la photocopieuse. »

D’abord une librairie, l’entreprise de Sahar et son frère s’est progressivement agrandie et s’est mise à la vente de jouets et d’articles cadeaux. L’année dernière, Sahar a commencé à vendre des livres d’occasion. « C’est une façon d’aider les parents d’élèves du quartier car les livres neufs sont devenus hors de prix. »

L’entreprise s’est projetée au-delà du quartier : « Nous avons nos pages Instagram, Tik-Tok et Facebook. J’ai également créé un partenariat avec une société de livraison qui dessert des clients qui habitent loin. »

Désormais, Sahar emploie une personne ainsi que son mari : « Lui qui refusait catégoriquement mon idée au début et qui n’y croyait pas du tout vient tous les jours m’aider au magasin. » Ainsi, Sahar subvient entièrement aux besoins de sa famille qui s’est remise debout.
Safa Masri
Safa Masri, succès sucré
Safa Masri, 41 ans et mère de cinq filles, a ouvert la pâtisserie Cinarolls dans le quartier de Qobbeh, à Tripoli. L’initiative a débuté en 2019, au moment où la crise a éclaté : « J’ai commencé à la maison, avec mes filles, avec seulement un batteur et un four puis, en 2020, nous avons pris notre courage à deux mains et ouvert une boutique. » Mais Safa n’avait pas suffisamment de capacités pour satisfaire la demande. « Les gens appréciaient énormément mes gâteaux, la demande était forte, alors je me suis dit : on va acheter l’équipement peu à peu. Mais la dépréciation de la livre libanaise m’empêchait de mettre de l’argent de côté. À un moment, on pensait même fermer boutique et reprendre la fabrication à la maison. »

Ruwwad Al Tanmeya, à travers le projet Watad, a fourni à Safa un équipement complet, dont un frigo, une vitrine réfrigérée, un bain-marie qui lui ont permis de satisfaire une demande de pâtisseries sans cesse croissante.
La formation dispensée par Watad lui a également fourni des connaissances en marketing, finance, comptabilité, et lui a permis de tisser des réseaux. « J’ai appris certaines choses que j’ignorais, comme quel juste prix donner aux gâteaux que je vends. J’ai rencontré beaucoup de personnes inscrites dans la formation, dont des fournisseurs chez qui je m’approvisionne dorénavant. » En trois ans, Safa a pu pérenniser et développer son entreprise. « Ma marque est reconnue, mon marché s’est agrandi, je fournis des restaurants, des universités. »

Aujourd’hui, Safa a 300 clients réguliers par mois et a engagé deux employés. Certaines de ses filles ont fini leurs études et travaillent désormais dans l’entreprise de leur maman.