Pourquoi l’océan est-il important pour un acteur du développement ?
Hélène Gobert : L’océan peut être considéré comme le socle de nombreux Objectifs de développement durable. Source très importante de protéines, il contribue à la sécurité alimentaire de 3 milliards de personnes. Il est également au cœur de l’équilibre du système climatique, absorbant à la fois 90 % de l’excès de chaleur de l’atmosphère et près de 30 % du dioxyde de carbone généré par l’humanité… Comme le dit la biologiste Françoise Gail, l’océan rend notre planète habitable.
Certains écosystèmes marins et côtiers sont aussi critiques pour renforcer la résilience et l’adaptation des populations littorales et insulaires face aux phénomènes climatiques et géologiques extrêmes. Enfin, l’océan est le support d’importantes activités économiques : transport, tourisme littoral, pêche… Cela représente des emplois pour 10 % de la population mondiale, principalement dans les pays en développement.
Mais ce socle essentiel fait l’objet de multiples pressions, surexploitation des ressources, pollutions, changements climatiques, et les services qu’il rend sont mis en danger. L’océan a été jusqu’alors le grand oublié des politiques et projets de développement ! Les enjeux semblent trop souvent minimes par rapport aux enjeux terrestres. C’est surtout qu’ils se voient moins… Il s’agit d’espaces immenses, lointains, et globalement mal connus. L’océan a longtemps été considéré comme infini, absorbant les déchets de manière illimitée et possédant des ressources inépuisables… C’est un mirage. Il me semble aujourd’hui que tout acteur mobilisé sur la réalisation des ODD se doit de considérer l’océan et la préservation des services qu’il rend à sa juste valeur.
Que fait l’AFD en matière d’océans ?
L’histoire de l’AFD est étroitement liée à la mer puisque, dès sa fondation, elle a œuvré au développement des départements, collectivités et territoires d’Outre-mer français et de pays côtiers et insulaires. Aujourd’hui, si on considère les projets dépendants de l’océan ou interagissant avec son état, l’AFD fait beaucoup de choses : près de 5 milliards d’euros de financement sur les dix dernières années concernant 250 projets… C’est environ 5 % de l’ensemble de l’activité de l’AFD. Notre activité est donc très vaste, mais aussi très plurielle.
Nous avons deux grands types d’interventions en lien avec l’océan. L’une touche à la conservation, à la gestion des espaces, à une meilleure gouvernance, avec des effets vertueux sur les océans. L’autre concerne plutôt le développement des transports maritimes, l’aménagement portuaire, le tourisme ou encore le développement urbain sur les grands fleuves. Ces projets sont vertueux sur le plan de l’emploi, de la création de richesses, mais parfois moins sur l’état de l’océan… Leurs impacts potentiels sont surtout mal appréhendés et peu connus. Enfin, la connectivité des écosystèmes marins et leur vulnérabilité aux pressions cumulées ne sont pas suffisamment prises en compte.
Comment faire mieux et plus ?
Il nous semble aujourd’hui essentiel que l’on se pose systématiquement, et dans les bons termes, la question de la compatibilité entre développement littoral et bonne santé des océans. Il s’agit d’être cohérent dans l’ensemble de nos actions. C’est une nouvelle voie, mais qui est en ligne avec l’agenda international sur la biodiversité, le climat et les océans et les engagements de la France en la matière.
Rappelons qu’en 2019, pour la première fois, une COP climat a été qualifiée de « bleue » : la question de la préservation des services rendus par les océans était au cœur des débats. Ce sera de nouveau le cas lors des échéances majeures de 2021 : congrès de l’IUCN (Union internationale pour la conservation de la nature) et COP biodiversité. Il y a une dynamique internationale en faveur des océans dans laquelle la France s’inscrit pleinement… Notre pays s’est par exemple récemment engagé à classer 30 % de sa zone économique exclusive (ZEE) en aires marines protégées d’ici 2022.
La restauration de l’équilibre entre la préservation du bon état écologique de l’océan et ses multiples usages par l’humanité fait désormais partie des priorités stratégiques du groupe AFD. Dans ce cadre, nous encourageons le développement d’une économie maritime durable et inclusive, parfois appelée économie bleue. On pose comme principe que l’océan est un sujet global qui interagit avec de très nombreux secteurs d’intervention : transports, assainissement, tourisme, aménagement urbain… Le soutien à ces secteurs nécessite dès lors d’étudier leur dimension « bleue ». Cela implique de renforcer nos approches de limitation des risques et de favoriser les projets à co-bénéfices environnementaux positifs.
Le triptyque climat-biodiversité-océan devient ainsi un cadre structurant pour le groupe AFD. C’est un nouveau cap… Cela peut sembler évident, mais les implications sont multiples et complexes, et l’AFD est l’un des premiers bailleurs à adopter un tel positionnement.
Par quoi va se traduire concrètement ce nouveau cap ?
L’AFD va adopter des lignes rouges de manière à écarter rapidement les projets aux impacts les plus néfastes pour les milieux marins. Par exemple, la promotion du tourisme et de la croisière de masse. Le bon état de l’océan va s’intégrer pleinement à nos dispositifs de notation (Analyse et Avis développement durable) et le niveau d’exigence va s’accroître. C’est une étape essentielle.
Il s’agit aussi de travailler à mieux connaître les impacts, notamment cumulatifs, des projets et la façon de compenser d’éventuels effets négatifs. Pour appliquer correctement aux espaces littoraux la séquence « Éviter, réduire, compenser » (ERC) qui guide l’activité de nombreux bailleurs, des travaux de recherche et d’étude doivent être menés. Il conviendra ensuite de faciliter l’établissement d’états de référence, le suivi et les mesures des impacts ex post des projets sur les écosystèmes marins et côtiers. L’estimation des services écosystémiques rendus, ou perdus, y sera associée.
Nous allons également encourager une approche écosystémique et de cogestion des espaces marins et côtiers. L’enjeu est de développer une gouvernance globale, durable et inclusive, proche de l’approche « territoire » que l’on voit sur terre. On parle alors de « merritoire » : cela passe par une planification intersectorielle des activités sur un espace défini par l’utilisation de méthodes ou d’outils comme la Gestion intégrée des zones côtières (GIZC) ou la Planification spatiale maritime (MSP).
Le groupe AFD va par ailleurs adopter les 14 principes de financement de l’économie bleue durable élaborés par la Commission européenne, la Banque européenne d’investissement et le WWF. Notre filiale Proparco, dédiée au financement du secteur privé, va ainsi s’assurer que l’ensemble de ses financements soient cohérents avec une bonne gestion des espaces marins.
Ce nouveau cap permet de définir des priorités, une ligne d’action claire pour nos équipes, nos partenaires et contreparties. Petit à petit, l’ensemble des actions du groupe va être mis en cohérence avec la réalité des écosystèmes et les opportunités de développement qu’ils représentent. Ainsi, dans un contexte de prise de conscience des pressions cumulées sur ce milieu, et en lien avec l’agenda international des négociations, la place de l’océan au sein de l’activité de l’AFD est enfin repensée à la hauteur des enjeux.