Photos : © Jonathan Masasi / Institut français de Bukavu
Elles ont entre 2 et 80 ans et viennent de tous les coins d’une région grande comme la Croatie. Elles ont subi le viol, l’humiliation et la torture et sont arrivées pour beaucoup à pied à Bukavu, à l'extrême est du pays, après plusieurs jours de marche. Emportant avec elles leurs plaies physiques et psychologiques. Les femmes soignées à l’Hôpital général de Panzi (HGR) sont plus que des patientes ou des victimes ; ce sont d’abord des survivantes. Seule structure à même de les soigner, le HGR du docteur Mukwege répare les corps et les esprits depuis plus de vingt ans et a développé une approche holistique du soin. Le parcours des femmes accueillies ici se décompose en deux étapes principales : le soin physique à l’hôpital, et le soin psychologique à la fondation Panzi, à quelques centaines de mètres.
Une idée guide tout le processus de guérison : rendre à ces femmes leur dignité, leur autonomie et préparer leur retour à la société. Le groupe AFD soutient le HGR depuis 2021 en finançant un projet d’amélioration des infrastructures. En 2022, l’AFD a renforcé son implication en signant, avec le Pr Cynthia Fleury et le Dr Denis Mukwege, une convention de partenariat pour l’installation d’une chaire de philosophie à l’hôpital dans le but de confirmer les protocoles de soins développés de manière empirique par le médecin congolais.
« J’ai observé que le chant et la danse ramènent ces femmes à la joie, mais je ne peux pas expliquer pourquoi : nous n’avons jamais développé de méthode scientifique », explique le Dr Mukwege. À la fondation Panzi, les femmes arrivées prostrées et mutiques s’ouvrent et se réapproprient leurs corps par l'expression artistique. Les nombreux ateliers de danse et de chants sont pour elles de réelles expériences cathartiques. L’objectif de la chaire de philosophie est de mettre un nom sur les mécaniques à l’œuvre dans ce processus pour les théoriser et établir des protocoles utiles dans tous les contextes. « Nous avons ici les inventeurs de la résilience de demain, ajoute Cynthia Fleury. Ces femmes ne sont plus seulement des survivantes, elles sont des "vecteurs de connaissances" ».
L’objectif du Pr Fleury est de « transformer les protocoles de soin et introduire les sciences humaines, la philosophie et les arts dans toutes les structures hospitalières ». Dans cet exercice, le HGR de Panzi fait office d’exemple. Implanté au cœur d’un territoire défini par la philosophe comme un « hub de vulnérabilité », soit un lieu où se rencontrent et s’entretiennent une multitude de stress (économique, sécuritaire, sanitaire et social), il permet d’établir des solutions qui, si elles fonctionnent dans ce contexte extrême, seront utiles partout ailleurs. La rencontre entre le praticien de terrain et la sociologue marque le début d’une collaboration qui permettra d’exporter et de faire profiter la science et la médecine des approches inédites développées dans la moiteur des Kivus.
Soigner, c’est aussi s’occuper de ceux qui soignent. Les équipes de l’hôpital de Panzi sont soumises à une charge de travail intense, dans un contexte géographique et climatique difficile, et font face à des situations dont la dureté dépasse souvent l’entendement : « Nous travaillons avec l’inhumanité tous les jours, j’ai soigné récemment une enfant violée sur le cadavre de sa mère », explique ainsi Désiré Alumeti, chirurgien pédiatre à l’hôpital général de Panzi. Il ne mâche pas ses mots quand il évoque sa mission : « J’ai déjà pété les plombs ». L’un des enjeux de la chaire de philosophie sera d’accompagner les soignants pour leur permettre de supporter les difficultés psychologiques inhérentes à leur travail.
Piliers de l’hôpital, les équipes sont composées entre autres de survivantes ayant souhaité à leur tour prendre soin de celles qui, comme elles, ont vécu l’horreur. Sans elles, l’hôpital ne tiendrait pas. Ne comptant pas leurs heures et nouant des liens très intimes avec les patientes, ces femmes font partie intégrante du processus de guérison. Elles montrent que l’après est possible, et sont une ode à la résilience. Rémy Rioux, directeur général du groupe AFD, a pu les rencontrer lors de sa visite sur place le 29 mars 2022.
Le processus de guérison ne s’arrête pas une fois les plaies physiques et mentales pansées. À la fondation, les femmes apprennent aussi à s’émanciper économiquement au sein de la « Citée de la joie ». Les ateliers de formation à la couture ou à la transformation des métaux en bijoux fournissent les compétences qui permettront aux apprenties de gagner leur indépendance une fois rentrées au village, même si cette étape reste la plus difficile, tant le regard sur les femmes victimes de violences peine à évoluer.
Le travail du Dr Mukwege et de ses équipes va plus loin que les soins prodigués aux survivantes. Élevé au rang de rite initiatique dans les groupes armés qui gangrènent la région, le viol systématique demeure une pratique répandue et la plupart du temps impunie. Pour endiguer ce phénomène et le prendre à la racine, c’est tout un travail de sensibilisation, de plaidoyer et de justice qui doit être mené au quotidien. La fondation Panzi a donc ouvert une « clinique juridique » permettant aux femmes de se rendre actrices de la poursuite de leurs bourreaux. Autant d’efforts pour espérer arriver, enfin, à la société rêvée du docteur, où « les mères sont reconnues comme les héroïnes qu’elles sont ».
En savoir plus sur le projet : Créer un centre de prise en charge des victimes de violences sexuelles
Pour aller plus loin : Rendre la dignité aux victimes de violences sexuelles en centrafrique