• logo linkedin
  • logo email
Conférence inégalités, Goulard
Depuis les années 1980, les inégalités grandissent et menacent le lien social. Conscients de leur importance, les acteurs du développement en font désormais l'un des piliers de leurs actions. En première ligne, la communauté des chercheurs s’est réunie le 7 décembre à Paris, à l’initiative de l’AFD et de l'Union européenne. Pour poser des diagnostics, mais aussi proposer des solutions concrètes.

De la rue aux débats d’idées, les inégalités occupent tout l’espace ces dernières semaines. Dans ce contexte social passionné, l’Agence française de développement (AFD) organisait avec la participation financière de l'Union européenne le vendredi 7 décembre sa 13e conférence internationale sur le développement. Le thème ? Inégalités et lien social. 

 

 

Dans les locaux enveloppants de l’Institut du monde arabe, au cœur de Paris, les plus grands spécialistes mondiaux de ces questions ont débattu tout au long de la journée, avec des points de vue parfois contradictoires. Et une préoccupation particulière quant à la nécessité de disposer d’outils de mesure fiables et communs. Toutes et tous, néanmoins, s’accordent à le dire : les solutions existent pour sortir de l’ornière des inégalités.

 

 

Le lien social et les inégalités « sont une thématique d’actualité pour beaucoup de raisons », lance Rémy Rioux en ouverture des débats. En cette veille de nouvelle mobilisation d’ampleur nationale, chacun aura compris l’allusion du directeur général de l’AFD au mouvement des Gilets jaunes. Façon de démontrer combien la recherche est intimement liée au réel.

Car c’est bien elle qui décortique, décrypte, commente et propose des clés face aux questions brûlantes des inégalités et de la fabrication du lien social, ciment indispensable à l’émergence d’un développement pérenne et efficace. En France bien sûr, mais aussi partout dans le monde, tant les fractures de là-bas ont des conséquences ici et vice versa.

 

Lien social et climat, même combat

« Inégalités et lien social, c’est une nouvelle façon de regarder notre mission historique, explique Rémy Rioux en évoquant les banques de développement dans leur ensemble. C’est aussi un Objectif de développement durable ». Bref, « il faut prendre ces sujets à bras-le-corps », via une AFD muée en plateforme de la politique de développement qui fait le pari de mettre la lutte contre le changement climatique et la promotion du lien social sur un pied d’égalité. 

« Les inégalités sont devenues un sujet majeur pour les économistes, enchaîne comme en écho Christian Chavagneux, éditorialiste d’Alternatives économiques. La doctrine qui dit "Allez un peu de croissance et ça ira pour régler les inégalités !", c’est terminé », constate le journaliste. 

Gaël Giraud, le chef économiste de l’AFD, ouvre son propos par un sujet « invisible » et pourtant préalable à toute action efficace dans la lutte contre les inégalités : « La question de la collecte des données fiables et de sources diverses est centrale, car elles seules permettent de tenir un discours cohérent sur l’évolution des inégalités. »

 


Lucas Chancel, économiste spécialiste des inégalités et du climat à l’École d'économie de Paris, ne dit pas autre chose : « On a impérativement besoin de mesures standardisées mondiales pour mesurer ces évolutions des inégalités. » 

 

 

L'indicateur de capacité relationnelle répond en partie à cette demande ; l’outil, développé par Gaël Giraud avec le soutien de l’AFD, tente de mesurer la qualité du lien social au sein d'un groupe et fournit des informations sur le tissu social. Or, toutes les enquêtes menées le montrent : « Quand les inégalités de revenus ou de statut – entre femmes et hommes notamment – sont trop fortes, le lien social se brise. »


Lire aussi : 
Gaël Giraud dans Le Monde : « Le lien social est ce qui fait qu’une société tient debout »


Dans ce contexte, la tentation de faire passer la question climatique au second plan est forte. Grave erreur, répondent les experts présents : le changement climatique contribue à la déchirure du lien social et à l’augmentation des inégalités. Car, comme le rappelle Gaël Giraud, « les pays les plus pauvres sont les moins gros pollueurs et les premières victimes du dérèglement climatique. »

Vers une société de « post-croissance » ? 

Attention toutefois aux raccourcis trop rapides : « La logique moins d’inégalités égale moins de pollution n’est pas évidente », prévient l’économiste. Si demain l’ensemble de la population de la planète venait à gagner l’équivalent moyen du revenu mondial actuel, les émissions de CO2 resteraient les mêmes qu’aujourd’hui, malgré les efforts entrepris pour réduire l’empreinte humaine sur l’environnement…

« Il y a un apprentissage de la sobriété heureuse à faire », conclut Gaël Giraud, pour qui cette sobriété ouvre aux économistes « des perspectives fascinantes d’une société de post-croissance. »

Convaincu, contrairement à certains de ses confrères, que la réduction des inégalités est compatible avec une croissance faible, Gaël Giraud met en avant le modèle GEMMES de l’AFD pour l’affirmer : « Il n’y a pas de lien intrinsèque entre une croissance forte et la réduction des inégalités. »

Dans ce contexte, « la question des communs devient centrale ». Tout comme la principale question qui s’y rattache : comment gérer ensemble des ressources communes à tous ? « C’est possible », répond le chef économiste de l’AFD.
 

 


Une question de justice 

« Les inégalités ont un aspect positif, ose devant une salle interdite Branko Milanovic, professeur invité au Graduate Center de l’université de la ville de New York et chercheur principal au Stone Center on Socio‐Economic Inequality. Mais… pas pour tout le monde : 

 


Sur le plan politique, « les riches ont aussi plus de pouvoir, qu’ils utilisent pour rendre des décisions qui les avantagent. Cela leur permet de garder une position de supériorité. » Pour le chercheur, « l’existence des inégalités signifie que l’égalité des chances intergénérationnelles est moindre. C’est une question de justice, on devrait tous avoir les mêmes chances à la base. »

La nécessité de lutter contre ces inégalités est d’autant plus forte que « l’égalité, ça rapporte », comme l’explique Alicia Barcena, secrétaire exécutive de la Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine et les Caraïbes :

Conférence inégalités, Alicia Barcena, Gouard
Alicia Barcena. © Alain Goulard / AFD

 

L'égalité est nécessaire. C'est un moteur de croissance. Lorsque vous avez l'égalité des capacités, vous avez alors une autre option qui est l'émancipation des jeunes." 

Même analyse pour Stefano Manservisi, directeur général de la Coopération internationale et du Développement à la Commission européenne :

 


 

Les quatre fractures

Nizar Baraka, président du Conseil économique, social et environnemental du royaume du Maroc, met lui l’accent sur les « fractures ». La fracture sociale « qui s’aggrave avec la précarisation des emplois », la fracture territoriale avec la multiplication des déserts médicaux, la fracture numérique et la fracture climatique, béante depuis le retrait américain de l’Accord de Paris.

Tout cela créé « une exaspération dans les populations », et une vive tension entre des attentes de court terme et des politiques publiques de long terme. Il faut donc travailler sur la cohésion « sociale, territoriale, intergénérationnelle »

 

 

Les solutions se trouvent aussi directement dans les tuyaux des politiques publiques. Ainsi, Murray Leibbrandt (université du Cap) pouvait-il annoncer fièrement que la veille de la conférence, « le président sud-africain a promulgué le premier revenu minimum au niveau national. Cela reflète la volonté d’agir pour toute la partie du monde du travail non couvert par un accord de branche. C’est très important dans le cadre de la réduction des inégalités. »

 

 

Malgré cette nouvelle positive, le directeur principal pour l’Économie du développement de la Banque mondiale Shanta Devarajan estime que dans de nombreuses sociétés, notamment du monde arabe, « le contrat social a été rompu » :

Conférence inégalités, Shanta Devarajan, Goulard
Shanta Devarajan. © Alain Goulard / AFD

 

Le contrat social avec l’État a été rompu avec la montée du chômage dans les classes éduquées. L’État ne doit plus être employeur mais facilitateur du secteur privé." 

Un contrat social qui doit se réinventer avec un rôle central pour l’État, réagit Murray Leibbrandt :

 

 

Un problème de perception

Les débats reprenaient l’après-midi avec ce constat : entre la réalité des inégalités et la façon dont elles sont perçues se loge parfois un fossé. 

« Si je ne dis rien, vous ne voyez pas à quel point je peux être frustrée par la situation. La colère, on ne s’en rend bien souvent compte que lorsque les gens sont dans la rue », déplore Alice Evans, professeur au King’s College de Londres, en s’enthousiasmant au micro pour enflammer le public.

 

 

La directrice générale de la Fondation Banati – qui œuvre à l’amélioration du quotidien des filles des rues au Caire – Farida El Kalagy, va dans le même sens : « Lorsque ces filles commettent des vols à la tire, c’est pour montrer qu’elles existent. Mais petit à petit on se donne des excuses pour accepter cet état d’inégalités. En Égypte on entend souvent que c’est difficile économiquement, alors que c’est le manque de mesures protectrices qui crée les inégalités, et le manque de volonté politique. On ne comprend pas que ces inégalités finiront par se retourner contre nous. »

 

 


Inégalités, confiance, identité : voilà les sommets d’un triangle que dessine la troisième experte invitée à cette table ronde, Frances Stewart, de l’université d’Oxford. Entre les trois concepts, explique-t-elle, se trouve la cohésion sociale : « Une étude montre que les inégalités renforcent le sentiment identitaire et diminuent la confiance que chacun place dans la société. »


Lire aussi : Cohésion sociale, bien-être, croissance : sept bonnes raisons de lutter (enfin !) contre les inégalités


Les gens ne souffrent pas des mêmes inégalités et ont des demandes différentes. On voit donc en ce moment en France, comme en Égypte pendant la révolution, des mobilisations se lancer sans leaders à leur tête."

Farida El Kalagy, directrice générale de la Fondation Banati

Comment agir sur la perception des inégalités ? Alice Evans expose l’impact des telenovelas sur l’émancipation des femmes au Brésil : « On a observé que le taux de divorce était plus élevé dans les foyers qui ont la télévision. Pourquoi ? Parce que les femmes regardent les telenovelas et y voient d’autres femmes qui divorcent et réussissent ensuite à vivre toutes seules. » 

Pour Frances Stewart, rien de tel que de mettre les enfants dans la même école. « On a besoin de respect et de bons rapports entre les groupes. C’est un peu déprimant ce qui arrive en Europe aujourd’hui, mais si on regarde les progrès accomplis sur le long terme, notamment en termes d’accès aux soins, il y a de quoi se réjouir. »

 

 

Les bailleurs se mobilisent

Michel Houdebine, chef économiste à la direction générale du Trésor, relève pour sa part cinq champs de progression dans la lutte contre les inégalités : 

 

« Même les élites peuvent être gagnantes à la redistribution ! », souligne François Bourguignon, professeur émérite à l’École d’économie de Paris, lors de la dernière table ronde de la journée. « Ce qu’il faut, c’est persévérer : mettre toutes les réformes possibles sur la table et en parler avec les différents groupes sociaux. »

 

 

Voilà justement l’un des piliers de l’action de l’AFD. « On est là pour encourager l’apparition de nouvelles politiques publiques et soutenir les transformations », rappelle, sur scène, Jean-Pierre Marcelli, directeur exécutif de la Direction des opérations à l’AFD. « Mais il faut qu’il y ait une demande, sinon la greffe ne peut pas prendre. »

Les acteurs du développement doivent selon lui investir massivement dans la jeunesse, via une éducation de qualité, la formation professionnelle, l’insertion économique et le sport. « Et améliorer la gouvernance, en renforçant la transparence et la justice, qu’elle soit climatique ou de genre. L’idée est de sortir de l’aléatoire, qui crée de la frustration », observe Jean-Pierre Marcelli.

 

Préserver le lien social, c’est d’abord veiller à ne pas le détruire. C’est pourquoi l’AFD s’attache à vérifier, pour les projets qu’elle soutient, que les retombées sur les populations ne soient pas négatives.

« Ces échanges vont tous nous aider à mieux intégrer la question des inégalités dans nos missions », conclut Gaspar Frontini au nom de la Commission européenne. « Les problèmes auxquels nous faisons face sont énormes, mais nous avons un agenda. » Le combat contre les inégalités se poursuit.

 

Lire aussi

Cécile Duflot : "Le lien social, l'essence de ce qui nous fait humains"

[Reportage] En Turquie, dans la fabrique de l'égalité femmes-hommes

Kenya : la santé de proximité n'est plus un rêve