C'est un écrin de silence au milieu des klaxons et des générateurs du quartier de Hamra, à Beyrouth. Dans les locaux d’Embrace, l’ambiance est feutrée, propice à la guérison. Mais ce calme est trompeur : d'ici sourd une pression constante. Car la crise humanitaire au Liban se manifeste par une forte augmentation des sollicitations auprès de la « ligne de vie » – une ligne téléphonique nationale de soutien émotionnel et de prévention du suicide –, ainsi que par un accroissement des référencements vers les services d'une clinique spécialisée.
Aujourd’hui, Embrace est devenu l’un des piliers du pays dans le traitement de la santé mentale. À travers le numéro d’appel d’urgence et la clinique de soins mentaux, l’ONG, soutenue par l’Agence française de développement (AFD), a créé des partenariats avec plusieurs centres de santé publique, ainsi qu'avec les Forces de sécurité intérieure et la Croix-Rouge libanaise. Embrace travaille notamment avec le Programme national de santé mentale (PNSM) du ministère de la Santé publique libanais, lancé en 2015 et auquel l’AFD apporte son soutien.
Embrace s’attelle également à faire bouger les lignes en essayant de faire voter des lois qui assurent une prise en charge de la santé mentale des citoyens libanais par l'État. Car au Liban, le système social et sanitaire s’appuie uniquement sur des ONG.
Malgré les difficultés, Hiba Dandachli, la directrice de la communication d’Embrace, reste enthousiaste : « Nous avons essayé de créer un espace de sécurité pour tout le monde, quels que soient l’origine des personnes, leur statut social ou leur religion. C’est l’une de nos plus grandes fiertés. »

« Embrace a placé les soins de santé mentale sur la carte au Liban »
Hiba Dandachli, directrice de la communication de l’ONG Embrace
Textes : Wissam Charaf. Photos : © Kassim Dabaji / AFD


Yara Chamoun, psychiatre, travaille depuis un an au sein de la clinique de soins mentaux créée grâce à Embrace. Ici, des soins gratuits sont prodigués par une équipe multidisciplinaire qui englobe psychiatres, psychologues, infirmières et assistantes sociales. Le projet d’instaurer cette clinique existait avant l’explosion du 4 août 2020. Mais cette catastrophe a accéléré les choses.
« La fondatrice d’Embrace nous a appelés au lendemain de l’explosion pour venir faire des heures de volontariat, se remémore Yara Chamoun. Il n’y avait encore rien ici, deux chaises et c’est tout. En moins de deux mois, cette clinique a vu le jour. »
Si la clinique a été créée pour répondre aux besoins immédiats de l’explosion, l’équipe de Yara a constaté que le peuple libanais allait profondément mal du fait des crises multiples qui touchent le pays : « Il y a un trauma collectif qui se traduit par de l’anxiété, des insomnies, de la dépression, des abus de substances et d’alcool. Tout cela pour faire face ou pour échapper à la réalité. »
Au bout d’un an de prise en charge, Yara Chamoun tire ses premières conclusions : « Ce qui a changé, c’est la volonté des Libanais de venir vers nous pour consulter. Les gens hésitent moins. Avant, c’était un tabou. L’aspect collectif du trauma fait que dans leur globalité, les gens sont plus disposés à accepter l'idée qu’ils souffrent de troubles mentaux. »
Une adaptation continue
La crise aux multiples facettes pousse l’équipe d’Embrace à se transformer en caméléons pour s’adapter aux difficultés et aux pénuries qui s’accumulent. Séance de questions-réponses autour de ces questions concrètes avec la psychiatre.
– Que prescrire aux patients quand la plupart des médicaments sont en rupture de stock ?
« Nous demandons au patient s’il a de la famille ou des amis à l’étranger qui pourraient éventuellement leur envoyer le traitement. »
– Et pour pallier les coupures d’électricité ?
« J’ai dû voir une patiente dans le noir. Il a fallu s’éclairer au téléphone portable. À un moment, nous avons été obligés de fermer la clinique car il n’y avait pas d’électricité, jusqu’au jour où nous avons reçu une donation pour disposer de notre propre générateur. Il a fallu parfois réduire les créneaux à 20 minutes pour pouvoir recevoir tous les patients de la journée pendant les heures où il y avait de l’électricité. »
– Comment subvenir aux besoins financiers des patients, les assurances ne couvrant pas les soins mentaux ?
« Ce sont de grosses sommes et rares sont ceux qui peuvent les couvrir, même les plus aisés qui n’ont plus accès à leur argent en banque. Lorsqu’on a besoin d’hospitaliser quelqu’un sur-le-champ, c’est nous qui couvrons les frais d’hospitalisation. »
En un an, Embrace a ainsi sauvé plus d’une vingtaine de personnes qui planifiaient de se suicider, tout en prenant leurs frais d’hospitalisation en charge. Une source de fierté pour Yara : « Quand on leur dit de ne pas s’inquiéter, qu’on couvre leur frais de médicaments, d’hospitalisation, quand on voit comment cela les soulage... C’est un très beau sentiment. »
Les banques

Face à la colère des manifestants, les banques libanaises ont installé du blindage sur leurs façades
Le Liban a vu son économie s’effondrer brutalement à partir de 2019. La livre libanaise, la monnaie nationale, a perdu près de 20 fois sa valeur. Les entreprises ont fermé en masse, jetant la population dans la précarité. Les banques ont instauré un contrôle informel des capitaux pour limiter leurs pertes. Les déposants, du plus pauvre au plus riche, se sont ainsi vus du jour au lendemain interdits d’accès à leurs économies, souvent fruit du labeur de toute une vie. Aujourd’hui, plus des deux tiers des Libanais ont basculé sous le seuil de pauvreté.
L’explosion du port

Le port de Beyrouth après l'explosion du 4 août 2020 | © Rashid Khreiss / Unsplash
Le 4 août 2020, le port de Beyrouth explosait, faisant plus de 214 morts et 6 500 blessés. Les Libanais ont subi un traumatisme collectif, les cas de peur, d’anxiété, de stress post-traumatique et d’insomnie ont augmenté fortement. Un an plus tard, l’enquête qui doit faire la lumière sur les circonstances exactes du sinistre piétine. La catastrophe de trop pour des Libanais déjà éreintés par la crise économique.
Les pénuries

Une pharmacie à Beyrouth
Fruit de la crise économique et de la dévaluation de la monnaie nationale, les importations ont diminué. Le défaut de paiement de l’État libanais a provoqué des réactions en chaîne dans les différents secteurs. Les habitants du pays ont ainsi subi des pénuries d’essence, de mazout, de gaz, et surtout de matériel hospitalier et de médicaments, notamment les plus chers, comme les traitements contre le cancer.
Grâce au soutien de l’AFD, Embrace a pu élargir la capacité opérationnelle de la « ligne de vie » nationale, en augmentant la disponibilité du service de 14 heures à 21 heures par jour. Depuis son lancement, la clinique du centre communautaire de santé mentale d’Embrace a quant à elle soutenu plus de 1 000 personnes, avec plus de 4 500 consultations psychiatriques et psychologiques.
« Notre but est d’arriver à une écoute téléphonique 24h/24, affirme Hiba Dandachli. Nous sommes toujours à la recherche de nouveaux coéquipiers pour le centre de santé mentale mais ceci nécessite du financement et du support. En sachant que beaucoup de spécialistes sont en train d’émigrer vers des cieux plus cléments. »
Alors que le pays connaît l'une des plus graves crises économiques de l'histoire moderne et que l’essentiel de l’attention et des ressources est consacré aux interventions sanitaires vitales, la santé mentale y reste l’un des principaux défis à relever.