Le directeur de l’AFD au Liban, Olivier Ray, revient sur l’intervention d’urgence et sur l’effort plus global pour résoudre les problèmes structurels qui sont à l’origine de la crise socio-économique dans laquelle est enlisé le pays.
La Fondation de France lance avec l'AFD un appel aux dons. Chaque don versé à la Fondation de France pour Solidarité Liban sera doublé par l’AFD. Voir le communiqué
Comment l’AFD réagit-elle au lendemain de ces terribles explosions ?
Olivier Ray - L’explosion a tout de suite été suivie d’une grande vague de solidarité internationale à l’égard du Liban. L’ambassade de France a reçu des propositions d’aide spontanées de la part des hôpitaux, des entreprises, des municipalités et des ONG en France – soulignant encore une fois la force des relations franco-libanaises. Le gouvernement français a envoyé une quantité importante d’aide d’urgence pour les équipes de recherche et de sauvetage et de l’aide humanitaire de base.
L’AFD et la Fondation de France ont lancé un mécanisme innovant : pour chaque euro versé, l’AFD s’est engagée à doubler le don dans la limite d’un million d’euros. L’appel aux dons a eu tellement de succès que l’AFD a doublé la somme pour atteindre 2 millions d’euros. Cette somme sera destinée aux ONG françaises et locales actives sur le terrain.
Aujourd’hui, nous ne travaillons pas seulement pour multiplier le soutien humanitaire orienté vers une reprise sur le plus long terme, mais aussi pour « reconstruire en mieux », pour profiter de cette période de reprise pour faire les choses différemment, pour construire une infrastructure plus sûre, plus inclusive et plus durable.
Les maisons doivent être construites de manière à résister aux futures catastrophes, naturelles ou pas. Dans les zones les plus pauvres, il faut bâtir des logements de meilleure qualité et de meilleurs espaces publics et infrastructures où les différentes communautés peuvent interagir.
Grâce au Fonds Paix et Résilience Minka et à son initiative pour le Moyen-Orient, l’AFD a noué des liens avec de nombreuses ONG locales et internationales que nous connaissons maintenant très bien, et avec lesquelles nous avons établi de solides relations de confiance. Pour que l’aide soit versée rapidement et efficacement, nous devions clairement transférer les fonds aux organisations locales qui se trouvent en première ligne de la crise et qui connaissent le mieux les zones et les communautés que nous souhaitons aider.
Le président français, Emmanuel Macron, a été le premier chef d’État à se rendre sur place.
Oui, immédiatement après l’explosion, le président Emmanuel Macron est venu exprimer la solidarité du peuple français envers la population libanaise et a initié la coordination de l’aide internationale pour le Liban. Le président devrait revenir à Beyrouth début septembre afin de suivre les actions de secours et de poursuivre son dialogue franc avec les différents acteurs libanais.
Cinq jours seulement après le drame, Emmanuel Macron a organisé et présidé une conférence internationale de donateurs, où plus de 250 millions d’euros de fonds internationaux – incluant le financement de l’AFD – ont été promis pour apporter une aide humanitaire immédiate et reconstruire le pays. La contribution de la France sera d’environ 30 millions d’euros, et une grande partie de cette somme sera gérée par l’AFD.
Dès le lendemain de l’explosion, alors que nos bureaux sur place étaient encore jonchés d’éclats de verre et de métaux, les équipes de l’AFD se sont mises à travailler, main dans la main avec le personnel de l’ambassade française et les ONG partenaires sur le terrain, pour identifier les besoins les plus urgents de la population. Nous collaborons aussi avec les Nations unies et la Banque mondiale pour réaliser une analyse des besoins post-catastrophe, pour que la reprise aille au-delà de la phase humanitaire à court terme.
Vous avez lancé une intervention en trois temps. En quoi consiste-t-elle ?
- PHASE ZÉRO
Dans la phase zéro, nous accélérons la distribution des fonds pour s’assurer que nos partenaires qui réagissent sur le terrain ont les fonds nécessaires à leur disposition, notamment pour la réponse immédiate. Dans cette phase, 5 millions d’euros de financements seront immédiatement disponibles via nos programmes existants, couvrant les besoins physiques et de santé mentale, ainsi que la sécurité alimentaire.
- PHASE UNE
La phase une consiste à donner accès à de nouveaux financements en « rechargeant » les programmes existants et à permettre aux ONG partenaires de mettre en œuvre de nouveaux projets, ciblant spécifiquement les conséquences de l’explosion et les personnes touchées les plus vulnérables.
Plus de 15 millions d’euros de nouvelles subventions seront investis et cibleront en particulier les personnes blessées par la déflagration et devenues handicapées. Des fonds iront aussi à l’éducation et aux moyens de subsistance, à savoir l’augmentation des revenus de base et la reconstruction et restauration des logements.
- PHASE DEUX
Début 2021, nous serons capables de commencer de nouveaux projets plus ambitieux avec de nouveaux partenaires sur des questions clés comme la sécurité alimentaire. Cette dernière était déjà une problématique avant l’explosion à cause de la crise financière et économique. Aujourd’hui, la situation est critique puisque les réserves stratégiques de céréales du Liban ont été détruites lors des explosions du port.
Comment s’assurer que l’aide est dépensée à bon escient ?
L’AFD doit doublement rendre des comptes : au peuple libanais et aux contribuables français. Nous avons donc les normes les plus élevées en termes de contrôle de cette aide pour garantir un impact maximal. Ainsi, chaque projet est soumis à des audits externes ainsi qu’à des évaluations ex-post.
De plus en plus, nous réalisons des « évaluations en temps réel » pour ajuster les programmes en cours d’exécution, en fonction d’informations objectives venues du terrain. L’idée est de réagir aux nouvelles relayées par nos équipes sur place à mesure que le projet est déployé, dans ce qui est devenu un environnement fluide.
Dans des situations comme celle-ci, il est crucial que les donateurs soient le plus agiles possible. Ces dernières années, l’AFD a repensé ses procédures pour pouvoir s’adapter aux réalités du terrain qui changent rapidement. Ces mesures font une grande différence dans des contextes comme celui-ci.
Le Liban a traversé des crises et même de longues périodes sans gouvernement par le passé. Lors de périodes aussi tumultueuses, l’AFD continue de mener à bien sa mission de développement, en travaillant avec des partenaires de confiance et des organisations internationales, comme le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et l’UNRWA, pour continuer à fournir des services essentiels aux plus vulnérables.
Nous sommes particulièrement fiers du travail entrepris avec les équipes du CICR et l’Hôpital universitaire Rafic Hariri. Ensemble, nous nous assurons que cet hôpital public propose des soins de qualité, abordables pour les plus fragiles, indépendamment de leur nationalité ou leur statut social. L’hôpital joue un rôle clé dans la réponse du Liban à la pandémie de Covid, qui repart malheureusement à la hausse.
Comment expliquer la situation économique critique de longue date ?
La situation actuelle au Liban est la conséquence d'une poursuite sur plusieurs années d'un modèle de développement non soutenable : le modèle économique, pour tenir, supposait un afflux de devises étrangères en croissance permanente ; or il est impossible de maintenir sur le long terme un tel rythme.
Depuis un an, la crise économique a révélé au grand jour l’impasse de ce biais monétaire : il n’y a plus assez de dollars dans l’économie et cela a des conséquences dramatiques sur l’ensemble des Libanais, les classes populaires d’avant la crise tombent dans l'extrême pauvreté, avec un vrai risque d’insécurité alimentaire ; on observe également un déclassement des classes moyennes et, globalement, un accroissement des inégalités.
D’un point de vue environnemental, on fonce également dans le mur, qu’il s'agisse de la pollution des nappes phréatiques, de l’urbanisation incontrôlée, de l’absence de suffisamment de stations d'épuration, de la pollution de l'air provoquée par les générateurs d’électricité…
La conférence CEDRE, tenue à Paris en avril 2018, constituait une dernière tentative de redresser la barre pour éviter l’iceberg de la crise financière et le recours au FMI, qui se profilaient à l’horizon. Moins que l’impact d’une relance keynésienne par les investissements, l’effet recherché était celui des réformes structurelles auxquelles ceux-ci étaient conditionnés – seules à même d’éviter la chute. Force est de constater que l’opportunité n’a pas été saisie ; le Liban a fini par tomber dans le gouffre au bord duquel il était si solidement ancré depuis une décennie.
En dehors d’un programme FMI ambitieux permettant les réformes profondes, cette descente aux enfers se poursuivra dans les années à venir. Le Liban s’achemine vers un déclassement historique, inédit de par son ampleur et sa durée. Le risque est celui d’effets de résonance entre les crises financière, économique, sociale, politique et sécuritaire, l’une alimentant l’autre dans une spirale auto-entretenue.
Quels sont les axes d’intervention prioritaires de l’AFD durant cette période ?
La première de nos priorités est de venir en aide aux populations les plus vulnérables, principalement à travers le Fonds Paix et Résilience Minka. Cet outil permet depuis plusieurs années à l’AFD d’engager entre 30 et 40 millions d’euros dans des projets à l’articulation de l’humanitaire et du développement, en matière d’éducation, de formation professionnelle, de santé, d’accès à l’eau, de réduction des risques de catastrophes, de renforcement des capacités des ONG libanaises ou encore de développement rural…
Autre volet prioritaire : défendre les acquis du développement. En période de crise, où la puissance publique cède du terrain, il est essentiel d’assurer un flux minimum de financements vers certains services essentiels, afin d’éviter un effondrement du service public dont les conséquences se feraient ressentir à long terme.
Grâce à des fonds délégués de la Commission européenne, les équipes de l’AFD accompagnent le ministère concerné ainsi que les établissements des eaux dans la gestion du service de l’eau et de l’assainissement afin d’éviter que les infrastructures financées dans les phases précédentes ne périclitent faute de maintenance.
Par ailleurs certains projets, tels le campus du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) à Beyrouth, ou l’assainissement dans la vallée de la Qadisha, sont fortement associés à la France. Les équipes travaillent à ce qu’ils soient menés à leur terme.
Comment réussir à penser l’avenir, malgré la crise ?
Précisément parce qu’elles révèlent au grand jour l’impasse du modèle actuel, les périodes de crise ouvrent des opportunités pour penser la transition vers le monde d’après, avec les intellectuels, la société civile et la jeunesse du pays. Avec l’ambassade, l’AFD engage un Dialogue de politique publique (DPP) sur la transition environnementale, forum de dialogue et de propositions alimenté par des travaux de recherche. Il pourrait être suivi d’un DPP sur les transitions économique et sociale, afin d’aider le Liban à penser un nouveau modèle économique et des politiques sociales.
La France se doit également d’accompagner les réformateurs qui se battent pour l’amélioration de la gouvernance du pays, afin de saisir toute opportunité d’aller de l’avant. C’est pourquoi l’AFD appuie la modernisation des marchés publics et la réforme du cadastre – deux thématiques essentielles pour la lutte contre la corruption. Dans cette logique, les équipes explorent également avec la ministre de la Justice des collaborations en faveur de l’indépendance du judiciaire et de l’amélioration de l’efficience de la justice.
Enfin, la temporalité longue des projets de développement au Liban nous encourage à poursuivre la maturation de projets structurants, afin qu’un portefeuille de qualité puisse être prêt pour le moment où le contexte permettrait à l’AFD de reprendre ses investissements. Des projets dans le domaine du rééquilibrage territorial, notamment, ou dans la santé publique, pourraient alors être engagés.