Professeur en sciences de l'information et de la communication à l'université Bordeaux-Montaigne, Alain Kiyindou est également titulaire de la chaire Unesco Pratiques émergentes en technologies et communication pour le développement.
Quelle place occupe le numérique aujourd’hui en Afrique ?
Alain Kiyindou : L’économie numérique en Afrique est l’un des piliers de son développement. Toutes les stratégies actuellement déployées sur le continent laissent une place importante au numérique car nous avons compris que ce secteur génère d’importantes retombées. Les différents gouvernements investissent donc de plus en plus dans le but de booster cette économie.
Cela passe par le développement des infrastructures, et notamment le câblage et l’accès à la fibre optique. On pense au système Wacs (West Africa Cable System) ou encore au projet Cab (Central Africa Backbone).
Toujours sur les infrastructures, l’une des priorités concerne l’implantation et le maintien de data centers. Nous savons aujourd’hui que l’économie numérique repose sur l’utilisation des données. L’objectif est donc d’arriver à collecter, stocker, traiter et surtout sécuriser les informations. Or l’Afrique possède moins de 1 % des centres de données répartis dans le monde. Actuellement ce sont donc des clouds étrangers qui assurent ces missions. On se rend compte que sur les aspects sécuritaires, et notamment de sécurité nationale, il est absolument nécessaire que les données soient rapatriées dans les pays d’origine.
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Ce qui manque par ailleurs aujourd’hui est ce que l’on appelle les supercalculateurs. Si l’on souhaite mettre en place des stratégies qui impliquent l’intelligence artificielle (IA) par exemple, il est nécessaire que les pays se dotent de machines capables de performances à la hauteur. Quelques pays ont investi dans ce domaine, c'est le cas du Maroc et du Sénégal. On en trouve cependant peu dans les pays d’Afrique francophone. L’une des solutions serait de mutualiser ces infrastructures afin de minimiser le poids financier sur les économies nationales et de partager les connaissances. Un travail d’harmonisation est donc à mener et de nombreux défis restent à relever.
On constate néanmoins une dynamique encourageante, avec un marché à l’échelle du continent très important. Il y a aujourd’hui plus d’entreprises tech qui se développent en Afrique que dans le reste du monde. Les potentialités sont donc énormes. Et au sein de cet écosystème économique numérique, un domaine perce très visiblement : la fintech (ou technologie financière), qui regroupe des entreprises fournissant des services financiers grâce à des solutions innovantes. On dénombre actuellement 674 entreprises fintech actives en Afrique. On estime que les revenus des paiements mobiles à eux seuls pourraient représenter jusqu’à 20 milliards de dollars d’ici 2025.
Quelle est la spécificité de la fintech africaine ?
Ce qui permet à la fintech africaine de se démarquer, c’est la complexité du terrain dans lequel elle se développe. Les entrepreneurs locaux l’ont bien compris et mettent à profit cette particularité. On parle de zones où l’on trouve généralement très peu de banques et où les démarches sont très complexes. Ces nouvelles technologies permettent d’accéder à des services financiers beaucoup plus facilement, même en milieu rural.
La téléphonie mobile est sans conteste le levier de ce bouleversement numérique. En Afrique, le numérique repose avant tout sur cette téléphonie mobile. Certains pays en sont à développer la 5G – environ 50 % des Africains ont actuellement accès à la 4G – et l’on constate un taux de pénétration d’environ 80 % sur le continent. C’est donc sur cette base qu’ont été créées les différentes plateformes et applications de la fintech locale.
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Les mouvements d’argent au sein de la famille ou entre amis peuvent désormais se faire directement via un téléphone ou par le biais de kiosques sur les marchés et dans les villages. On voit ainsi apparaître depuis plusieurs années un certain nombre de licornes – start-up valorisées à plus d'un milliard de dollars – spécialisées dans le domaine. Notamment Flutterwave au Nigéria ou encore Wave au Sénégal.
Ces forces sont malheureusement inégalement réparties. Aujourd’hui, c’est le Nigéria qui domine nettement le secteur, avec près de deux milliards de fonds levés. A contrario, l’Afrique centrale reste en marge de cette évolution, possiblement à cause d’un marché moins harmonisé qu’ailleurs et d’une instabilité politique relativement marquée dans la région.
Comment l’Afrique s’empare-t-elle de la question des cryptomonnaies ?
Les cryptomonnaies font rêver beaucoup d’Africains. Certains pensent que ces solutions alternatives peuvent régler une partie des problèmes liés à la grande diversité des systèmes monétaires actuellement en usage sur le continent ou à la dépendance au franc CFA et au dollar.
Il est indéniable que les cryptomonnaies africaines ont commencé à se faire remarquer. C’est le cas de Golix Coin au Zimbabwe, Ambacoin et Ubuntu au Cameroun ou encore Sango en République centrafricaine. Entre 2020 et 2021, l’utilisation des monnaies virtuelles a progressé d’environ 1 200 % sur le continent. La République centrafricaine est ainsi devenue le premier pays africain à adopter le Bitcoin comme monnaie légale. Au Kenya, 8,5 % de la population détient de la monnaie numérique, soit 0,2 point de plus qu’aux États-Unis.
Ces données sont évidemment prometteuses. Il est cependant nécessaire que le public adhère à ces nouveaux outils. Or, dans une Afrique avec un fort taux d’analphabétisme et un fort taux d’illettrisme numérique, ce genre de produits restent encore très élitistes.
On a beaucoup parlé d’IA ces derniers mois, qu’en est-il en Afrique ?
Les avancées sont là. Mais la technologie à elle seule ne suffit pas. Il faut qu’elle s’inscrive dans un contexte approprié. Il est nécessaire de penser au cadre juridique, à la volonté politique, aux compétences à mobiliser. L’IA présente cependant de grandes potentialités et les Africains ne veulent pas rater la cinquième révolution industrielle. Des sociétés comme IBM et Google ont d’ailleurs implanté des centres de recherche sur l’IA à Accra, au Ghana. Ce qui a permis d’attirer, de capter et d’utiliser les talents locaux.
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Les intellectuels ont également attiré l’attention des responsables politiques sur la nécessité de créer des pôles d’excellence dans ce domaine. Le Kenya, l’Égypte ou encore le Bénin ont ainsi mis en place des stratégies entièrement dédiées au développement de l’IA. Plusieurs universités ont créé leurs propres cursus sur cette thématique, celles de Johannesburg et du Caire notamment. On peut, enfin, noter la création du Caria (Centre africain de recherche en intelligence artificielle) au Congo Brazzaville.
Au niveau individuel, les talents africains ne manquent pas. En RDC, Thérèse Kirongozi a par exemple créé des robots intelligents capables de réguler la circulation dans la ville de Kinshasa. Au Cameroun, Véronique Boumtje a développé un dispositif d’assistance au diagnostic des cancers du sang basé sur l’IA. En Guinée, Mountaga Keita a fondé la société Tulip Industries spécialisée dans la production de kiosques internet, nommés bornes Tenor ou « ordinateurs debout ». Ces terminaux intègrent plusieurs langues locales et sont dotés de toutes les fonctionnalités les plus récentes. Une innovation qui a remporté la médaille d’or au 47e Salon international des inventions à Genève.
Quel avenir peut-on envisager pour le numérique africain ?
Si le dynamisme est réel, le continent doit encore faire face à un certain nombre de défis. Notamment l’enjeu de l’harmonisation des lois et des normes auquel s’attaque l’Union africaine avec la création de la Zlecaf (Zone de libre-échange continentale africaine). On peut également parler du Papss, le système de paiement et de règlement panafricain, qui devrait permettre de faire d’importantes économies en coûts de transactions de paiement dans un avenir proche.
Ce qu’il faut surtout éviter maintenant c’est ce que l’on appelle le techno-colonialisme. Il est essentiel d’arriver à créer des conditions favorables au développement d’entreprises locales capables de concurrencer les acteurs internationaux. Je reste très optimiste et confiant : l’importance du marché du numérique en Afrique et l’explosion démographique qu’on observe partout sur le continent seront indéniablement les leviers de son développement.